Jean-Paul DADELSEN (1913-1957)
Lui, dans l’ombre de la Baleine
marchant depuis dix mille ans
avec les yeux
des suicidés,
le foutre glauque des paysages
à demi vivants.
Vous souvient-il ?
Les voix de la déroute,
les voix du poète-enfant resté
suspendu à son drap,
les chars rouillés dans la nuit
vaine.
Si loin de l’ordre
et de la langue
travestie du quotidien.
Ombre nécessaire qui reviendra
cracher
sur nos transparences.
(Extrait de Gare Mandelstam)
***
Dmitri PRIGOV (1940-2007)
Hier au petit matin, Dimitri
Prigov, j’ai aperçu ton spectre qui
remontait le long de la rue Gorki
dans un costume de laine céleste,
beau comme une déesse
wagnérienne, et ce geste
de sculpteur torturant les ordures,
les os de poupons déjà mûrs,
et ces hosties jetées en pâture
aux étourneaux des squares,
à Manon et Iseult venues en touristes,
aux mânes des keufs et aux sylphes guébistes
Dimitri Prigov
toi qui sans artifice
sans tristesse dans la Russie postcoïtale
avais brandi ton poing
face à l’instant qui accouche l’instant
et au bonheur tout neuf de l’agonie
as-tu préservé le don des miracles
là-bas
à Moscou-sur-le Styx ?
(extrait de Byzance le sexe de l’utopie)
***
Boris PASTERNAK (1890-1960)
du temps qu’on
en plein ciel
l’âme contre
chair à siècle
∼
noir ton sang
voix trop nue
les mots s’enflent
que rien n’use
∼
tant d’écume
vice ou faute
tes succubes
ombres, fauves
∼
soeur la vie
outre-rêve
seule hedwige
où l’août règne
(extrait de Syllabaire / si l’aube)
***
Quand Marguerite
Quand marguerite duras chantait
elle regardait les hérissons
se rouler dans sa voix
les sons horsains de la mémoire
Quand marguerite duras avait soif
une source angélique lui suffisait
ou simplement l’idée de l’hydre
aux sept bouches venant y boire
Quand marguerite duras se soulageait
elle allait s’accroupir
sans fausse honte dans le pli des mots
dans l’eau croupie de l’histoire
Quand marguerite duras aimait
elle se prenait pour un ricochet
pour une encoche du destin
sur le bois des balançoires
Quand marguerite duras vivait
c’était comme vous et moi
une oreille contre la conque irisée
par les psylles de l’espoir
Quand marguerite duras rêvait
c’était d’une jonque à vau-l’eau
d’un à-valoir versé
en morts plus ondoyantes que la moire
(extrait de Byzance le sexe de l’utopie)
***
Marina TSVETAÏEVA (1892-1941)
Faite
Pour instruire la confusion
Du même au même / lèvre
Moins vraie que la morsure,
Toute l’horreur
Du végétal : paroles ou
Fèves
Fer
Dans l’anus du trop-réel / nos
Bouches usées par les augures :
Le temps passait et nous étions
Plus absolus qu’une syntaxe — toi
Humble et blanche
Comme les charniers du siècle,
Entre cantiques et blas
Phèmes
Fièvre
De Magdalena à Magadan /
Comment prévoir la servitude
L’aube qui poindrait
Sous les lignes de la main : récit
D’une autre peau, d’un autre sang
Dans la neige qui efface
Jusqu’à ton évidence,
Phèdre
(extrait de Gare Mandelstam)
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Sergueï ESSÉNINE (1895-1925)
poème écrit par Vladimir Maïakovski
à la mort d’Essénine (traduction H. Abril)
Vous êtes parti,
comme on dit,
dans un autre monde.
Le grand vide…
Vous fendez les étoiles
en plein vol.
Plus de troquet pour vous,
plus d’acompte.
Plus une goutte d’alcool.
Non,
je ne ris pas de vous,
Essénine.
Dans ma gorge il y a
une boule,
un sanglot.
Je vois
votre main entaillée
qui s’obstine
à secouer le sac
de vos propres os.
Allons,
arrêtez ça !
C’est vraiment trop moche !
Laisserez-vous vos joues
être blanchies de craie
par la mort infecte,
vous qui n’aviez jamais
votre langue dans la poche
et qui
mieux que personne au monde
saviez clouer un bec ?
Alors, pourquoi ?
Perplexité immense.
Les critiques bredouillent :
c’est à cause, vous voyez bien,
de ceci…
ou cela…
Surtout, pas assez d’alliance
et donc beaucoup trop
de bière et de vin.
Soi-disant,
il aurait suffi de troquer
la bohème
contre la classe,
et sous son influence,
moins de bagarres et de raclées.
Mais la classe,
est-ce qu’elle étanche
sa soif avec du kvass ?
La classe
elle aussi
aime bien picoler.
Quant au canif
et à la corde pour se pendre,
ils n’ont rien à voir
non plus
avec cette mort vaine.
Si l’hôtel Angleterre
n’avait pas manqué d’encre,
vous n’auriez pas eu
à vous ouvrir une veine.
Les épigones de tout poil
glapissent gaiement : bis !
On dirait un peloton
qui se fusille lui-même.
Mais pourquoi faut-il
que les suicides s’épanouissent ?
Il vaudrait mieux
que la production d’encre
ne soit plus à la traîne !
À présent,
entre les dents
la langue est comme en cage.
Mettre en scène
des mystères
serait déplacé, indécent.
Le peuple
créateur du langage
vient de perdre
un apprenti noceur
aux sonores accents.
Vous n’avez pas encore
de monument,
ni son de bronze
ni grain de granit,
mais en hommage
on vous jette éperdument
une fange de poèmes
et de souvenirs.
Ah, faire un scandale
comme il se doit,
pour qu’on cesse enfin
de mâchonner
et triturer vos vers !
Les assourdir
eux tous
en sifflant avec trois doigts —
nique ton dieu,
et ta mère et ta grand-mère !
Beaucoup trop d’ordure
autour de nous sévit,
il reste tant à changer
pourvu que tous ensemble
on s’y mette.
Tout d’abord
depuis zéro
refaire la vie,
et puis la célébrer
une fois refaite.
C’est une époque
plutôt rude pour la plume,
mais dites-moi,
vous les infirmes,
les estropiées,
où et quand
quiconque n’est pas un nain
eut coutume
de choisir le chemin
le plus facile
et le plus piétiné ?
Le Verbe
est capitaine
des âmes humaines.
En avant !
Que le temps derrière nous
soit déchiré
par les obus,
et que le vent
seulement y ramène
quelques touffes
de cheveux tordus.
Notre planète
est trop mal fichue
pour qu’on y jubile,
il faut
arracher
la joie
aux jours futurs.
Dans cette vie
se livrer à la mort
n’est pas trop difficile —
façonner la vie,
c’est mille fois plus dur.
Note
Selon la version officielle, Sergueï Essénine s’était pendu dans sa chambre de l’hôtel Angleterre, le 27 décembre 1927, après s’être ouvert une veine pour écrire un poème d’adieu avec son sang (voir à ce sujet la préface de L’Homme noir, anthologie poétique de S. Essénine, Circé 2005 et 2015). Sa mort suscita une avalanche de poèmes et de souvenirs plus ou moins authentiques. L’« alliance » mentionnée dans la quatrième strophe fait allusion au mot d’ordre du régime soviétique qui prônait une alliance indéfectible entre la classe ouvrière (la « classe » tout court) et la paysannerie ; quant à Essénine, il s’était déclaré dès l’origine « poète paysan ». Notre traduction a laissé de côté quelques vers qui relèvent d’une polémique entre Maïakovski et les poètes et critiques prolétariens, dont les noms cités par lui ne disent d’ailleurs plus rien à personne. Les derniers vers de son poème répondent à la clausule d’adieu de S. Essénine : Il n’est pas neuf ici-bas de mourir / Mais vivre, bien sûr, n’est pas plus nouveau. Il s’agissait pour lui, avouait Maïakovski, de combattre la vague de suicides ayant suivi la mort d’Essénine. Mais c’était indéniablement aussi un acte d’exorcisme personnel, étant donné les tendances suicidaires que M. s’était découvertes dès sa jeunesse. En fait, il mettra fin à ses jours quatre ans plus tard, en avril 1930.
On pourra LIRE ici une autre traduction de ce poème, par Yvan Mignot.
***
LE CHAT MURR
de Vladislav KHODASSÉVITCH (traduit par H. Abril)
Si sage dans tes jeux, si drôle en ta sagesse,
Ami qui m’inspirais et m’avais consolé,
Maintenant avec l’hirondelle de Derjavine
Et le moineau de Catulle tu peux jouer.
Ô beaux jardins au-delà du fleuve de feu,
Où paressant enfin, loin de la foule traître,
Vous savourez le calme de l’éternité,
Ombres si tendres des poètes et des bêtes !
Quand mon tour viendra-t-il ? Je ne veux pas hâter
Mon délai imparti au milieu des bourrasques,
Mais toujours plus souvent en rêve je m’envole
Vers ceux déjà saisis par l’invisible nasse.
*