Nabokov sur Khodassévitch

 

 

              Poète majeur de notre époque, descendant de Pouchkine par la branche tiouttchevienne, il continuera de faire l’orgueil de la poésie russe tant que celle-ci vivra dans les mémoires. Son talent est d’autant plus saisissant qu’il s’est épanoui pendant les années d’abrutissement de notre littérature, lorsque la révolution partagea très exactement les poètes en optimistes attitrés et pessimistes suppléants, en gaillards de « là-bas » et hypocondriaques d’« ici », avec pour résultat ce paradoxe surprenant : commande extérieure en Russie, commande intérieure au-delà. La volonté gouvernementale, qui réclame une attention littéraire tendre et sans faille pour le tracteur ou le parachute, pour le soldat de l’Armée rouge ou l’explorateur polaire, c’est-à-dire une certaine extériorisation du monde, est évidemment beaucoup plus forte que nos préceptes localement circonscrits, tournés vers l’univers intérieur, intime – donc à peine sensibles pour les faibles et tenus en mépris par les puissants –, d’où il avait résulté dans les années vingt une nostalgie rimée des colonnes rostrales et, aujourd’hui, une irruption d’inquiétudes religieuses pas forcément profondes, pas toujours sincères.

          L’art véritable, dont l’objectif se trouve à l’opposé de sa source et qui habite en conséquence  des lieux élevés mais déserts, en aucun cas dans la région densément peuplée des épanchements de l’âme, cet art a malheureusement dégénéré chez nous en lyrisme de clinique. Et bien que l’on puisse comprendre que le désespoir personnel cherche malgré lui des voies générales et communes pour s’apaiser, la poésie n’a rien à y voir : la tonsure ou la Seine sont ici plus compétentes. La voie commune, quelle qu’elle puisse être, est néfaste pour l’art en raison même de sa banalité. Toutefois, s’il pouvait sembler difficile en Russie d’imaginer un poète refusant de plier le cou, c’est-à-dire suffisamment insensé pour placer la liberté de sa muse au-dessus de la sienne propre, dans la Russie extérieure, en revanche, il paraissait plus aisé de trouver des poètes assez hardis pour fuir les intérêts poétiques communs, cette espèce de communisme des âmes. En Russie, le talent ne suffit pas à sauver ; dans l’exil, il est la seule planche de salut.

          Aussi dures et pénibles qu’aient été les dernières années de Vladislav Khodassévitch, aussi fort qu’il ait souffert du médiocre destin de notre émigration, de l’antique et robuste indifférence des hommes, Khodassévitch est sauvé pour la Russie. Comme il était lui-même enclin à le reconnaître à travers le fiel et l’ironie mordante, à travers le froid et les ténèbres ayant déferlé dans sa vie, il avait fini par occuper une place à part – celle de l’heureuse solitude sur un sommet inaccessible aux autres. Loin de moi l’intention de heurter quiconque avec mon encensoir : certains des poètes de l’actuelle génération sont encore en chemin et, peut-être, accéderont-ils aux sommets de l’art s’ils ne succombent pas dans ce Paris de deuxième sorte qui tangue légèrement dans les miroirs des cabarets, sans jamais se fondre au Paris français, immobile et impénétrable. Sentant en quelque sorte du bout des doigts son influence ramifiée sur la poésie russe de l’émigration, Khodassévitch était également conscient d’une certaine responsabilité pour cette dernière, dont le sort l’irritait plus qu’il ne le chagrinait. La mélancolie plate et maussade de cette poésie lui apparaissait davantage comme une parodie que comme un écho de sa Nuit européenne, où l’amertume, la colère, les anges, la béance des voyelles sont vrais et uniques, sans rien à voir avec les humeurs triviales qui embrument les vers de nombre de ses prétendus disciples.

         Il est absurde, voire sacrilège, de parler de « maîtrise » à propos de la poésie en général et plus particulièrement de celle de Khodassévitch. Les guillemets s’imposent  ici d’eux-mêmes, faisant de ce concept un simple accessoire qui, pour autant qu’il demande logiquement à s’incarner dans une grandeur positive, risque en fin de compte d’effacer toute trace de la poésie en tant que telle. Il ne s’agit nullement de croire que les purs sanglots[1] peuvent se passer d’une parfaite connaissance des règles de la métrique, de la langue, de l’équilibre des mots, ni de suggérer que le poète est à même de justifier ses vers négligents en les présentant comme une allusion à l’insignifiance de l’art face à la souffrance humaine, ce qui ne serait somme toute qu’une feinte maniérée, tel un fossoyeur se lamentant de la brièveté de la vie sur terre. Non, ce qui dissocie dans notre conscience l’objet de sa fabrication, ce qui rend comique et douteux le fait de les mêler, c’est que cela contribue à saper l’essence même de ce qui, quel que soit le nom qu’on lui donne – l’art, la poésie, le beau –, est inséparable de toutes ses propriétés mystérieusement nécessaires. En d’autres termes, un poème parfait (la littérature russe n’en compte pas moins de trois cents) peut se tourner face au lecteur en montrant seulement une idée ou une émotion, un tableau ou un son, toutes choses qui vont de l’instrumentation à la représentation, mais ce ne sont toujours que des facettes arbitrairement choisies d’une totalité, dont aucune d’entre elles ne mériterait en soi une attention de notre part, une émotion spéciale – ou alors de façon indirecte, en nous évoquant une autre « totalité » : une voix, une chambre, une nuit –, si le poème entier n’était pas doué de cette autonomie rayonnante pour laquelle le terme de « maîtrise » est aussi offensant que de parler d’une sincérité « désarmante ».

            Rien de bien neuf dans ces propos, mais je tiens à les répéter au sujet de Khodassévitch. En comparaison des vers approximatifs (c’est-à-dire beaux dans leur approximation même – comme on dit d’yeux myopes qu’ils sont beaux –, justement obtenue par une sélection scrupuleuse qui, elle, pourrait en d’autres circonstances être à bon escient qualifiée de « maîtrise »), la poésie de Khodassévitch semble aux yeux de certains lecteurs par trop ciselée : j’emploie à dessein cette épithète peu appétissante. Mais le fait est que, comme dans le cas de toute poésie authentique, ses vers n’ont pas besoin qu’on en définisse la « forme ». Je trouve même plutôt saugrenu de devoir dans cet article, dans cet égrènement rapide des réflexions suscitées par la mort de Khodassévitch, confusément polémiquer avec des fantômes qui seraient tentés de le mettre en doute, de contester la portée et la fascination de son génie poétique. La gloire, la reconnaissance ne sont à vrai dire qu’un phénomène aux formes insidieuses, auquel la mort seule peut conférer une perspective adéquate.

          Je suppose qu’il existe bon nombre de personnes qui, lisant avec curiosité chacun de ses nouveaux articles dans Renaissance (et les essais critiques de Khodassévitch, en dépit de leur cohérence et fine intelligence, étaient inférieurs à sa poésie, privés de cette palpitation, de cet envoûtement qui lui sont propres), ne savaient tout bonnement pas que Khodassévitch était un poète. Il s’en trouvera aussi, sans doute, qui resteront perplexes, du moins dans les premiers temps, devant sa gloire posthume. Sans compter que, ces dernières années, il n’avait pas publié de poésie, or les lecteurs sont oublieux et nos critiques, tout occupés à rendre compte avec émoi d’une actualité versatile, n’ont ni le loisir, ni les mots pour rappeler ce qui est réellement essentiel.

        Quoi qu’il en soit, tout est maintenant fini : le trésor qu’il nous a légué est là sur les étagères, face à l’avenir, tandis que lui-même est parti là-bas, d’où quelque chose parvient peut-être à l’oreille des grands poètes et transperce notre existence d’une fraîcheur surnaturelle, celle-là même qui est le signe secret, inaltérable de l’art. En ce qui nous concerne, une fois de plus, la vie s’est légèrement déplacée, brisant l’habitude qui nous liait à une autre existence. Et toute consolation est d’autant moins possible que le sentiment de perte est amplifié par le souvenir personnel de cette image humaine, si frêle et fugitive, qui s’est mise à fondre comme un grêlon sur le rebord de la fenêtre.

                                                                                                                         Paris, 1939

[1] En français dans le texte.