Yanka Diaghileva

                                                                                                                         (1966-1991)


Yanka (diminutif de Yana) Diaghiléva (ou Diaguiléva) était née le 4 septembre 1966 à Novossibirsk, de parents ingénieurs. « En moi trois ethnies slaves entremêlées : russe, ukrainienne et tchèque ». Études dans un des meilleurs lycées de la grande ville sibérienne (auj. Gymnase n°1), où elle commence à écrire des poèmes dès l’âge de huit ans, tout en apprenant à jouer de la guitare dont elle ne se séparait jamais. En 1984 elle entre à l’Institut du transport fluvial. Peu assidue aux cours, elle fait bientôt partie du groupe de « chanson politique »
Amigo et parcourt avec lui la vaste région de Novossibirsk pour donner des concerts. Le répertoire se composait essentiellement de chansons anglaises, mais Yanka Diaghiléva a commencé dès 1985 à écrire ses propres chansons. Lors d’une tournée elle lie amitié avec Alexandre Bachlatchev, légende du rock russe, qui se suicidera en 1988, à l’âge de 28 ans, et qui aura une grande influence sur l’écriture de Diaghiléva. Celle-ci abandonne ses études en 1986, dont elle datait elle-même le véritable début de sa vocation. L’année de la catastrophe de Tchernobyl et de la mort de sa mère qu’elle vénérait.

     Au cours de 1987 elle sillonne pratiquement tout le pays aux côtés d’Egor Létov, leader du groupe rock « Grajdanskaya Oborona » (Défense civile). Son premier succès comme chanteuse rock, hors de sa ville natale, eut lieu au Festival de musique alternative à Tioumen, en juin 1988. Cette même année Létov crée le groupe « Communisme », avec lequel Diaghiléva enregistrera plusieurs de ses propres chansons. Au début de 1989, Yanka et Egor se séparent. Elle commence à être connue et appréciée des fans de rock à Moscou et Léningrad, alors que paradoxalement elle s’enfonce dans une « dépression irréversible », l’anhédonie, pour reprendre le titre d’une de ses chansons : « inaptitude totale à la joie, au bonheur ». Concerts en Sibérie, dans les pays baltes, en Ukraine. Les textes de ses chansons sont de plus en plus « couleur de désespérance absolue », comme elle le confiait elle-même à une amie. À l’issue du festival Rock-Asie (Barnaoul, octobre 1990), le dernier auquel elle participa, Yanka est en proie à une violente crise d’hystérie. Un critique la qualifiait alors de « lady punk », un surnom qui fera florès sans qu’elle en soit véritablement affectée.

     Au début de 1991, elle a pratiquement rompu tout contact avec ses proches, ses amis, et n’écrit plus rien. À Andreï Kovaliov venu la voir en avril, qui lui a demandé « Comment vis-tu ? » (équivalent russe de « Comment vas-tu ? »), Yanka répondit : « Je ne vis plus… » Peu de temps avant sa mort, elle avait fait « vœu de silence ». Le 9 mai, Fête de la Victoire, elle entre dans le petit bois proche de la maison de campagne paternelle. On ne la reverra plus jamais vivante. La police ne lança des recherches qu’au quatrième jour, son corps fut retrouvé par un pêcheur dans la rivière Inia, le 17 mai. Suicide ou meurtre ? L’énigme demeure entière tant l’enquête fut bâclée. Nombre d’éléments semblent indiquer qu’elle avait été agressée puis tuée par un groupe de voyous éméchés, mais les adeptes de la thèse du suicide, « esthétiquement et existentiellement plus conforme à Yanka », continuent de se faire entendre. Depuis, la plupart des enregistrements de ses chansons ont été réunis, cependant que Létov publia en 1994 la majeure partie des poèmes de Yanka Diaghiléva dans un recueil collectif intitulé Le Champ russe des expérimentations. En 2012 une plaque commémorative a été apposée sur le mur de la maison où vécut celle qui fut l’« étoile filante » de la perestroïka, époque en effet traversée de bout en bout (1985-1991) par le poignant appel au secours de ses chansons et poèmes. Noirs comme le chant désespéré de l’histoire russe.

 

Égorgez-nous d’une main ferme
Collez-nous à un mur sale
Traînez-nous dans les caves du Kremlin
Inculquez-nous les préceptes du père
Lisez-nous votre sentence
Supprimez-nous avant l’aube
Apprenez-nous à respirer par le ventre
Allumez un bûcher rédempteur
Avec une ronde joyeuse de pionniers
Ouvrez nos bouches jusqu’aux oreilles
Bâillonnez-les du foulard écarlate
Enfermez-nous dans les asiles

Signez décret après décret
Pour nous interdire l’entrée du Mausolée
Pour ne plus entendre nos voix
Pour que le cours de l’histoire s’accélère
Et que le communisme enfin advienne
Massacrez-nous d’une main ferme

1987

* Le foulard rouge des petits pionniers, antichambre des Jeunesses communistes.

 

Seras-tu le rayon clair
            qui naît de l’ombre,
Seras-tu l’ombre engendrant le rayon ?
Seras-tu la pluie bleue
            qui tombe sur la neige,
Seras-tu l’un des nuages ?
Ne seras-tu qu’un maillon
            de la chaîne dorée,
Ou bien le marteau qui la forge ?
Seras-tu le sentier à l’horizon
            ou celui qui y marche ?
Seras-tu la plume d’une aile d’aigle
Ou seras-tu l’aigle lui-même ?
Seras-tu une goutte de vin
           ou bien le fond de la cruche ?     1987
Будешь светлым лучом,
        рождённым в тени,
Или тенью, родившей луч?
Будешь синим дождём,
         упавшим на снег,
Или одной из туч?
Будешь твёрдым звеном
           золотой цепи,
Или молотом, кто куёт?
Будешь землёй далёкой тропы,
          или тем, кто по ней идёт?
Будешь пером в крыле орла
Или самим орлом?
Будешь каплей в кувшине вина,
          или кувшина дном?

Ébauche de chanson

 

Herbe dans la cour, sur l’herbe quelques bûches

Deux grands seaux vides, un trou dans le mur

Le chaînon d’une porte et la terre humide

Une isba sur le sol, cheminée sur l’isba

Fumée hors de la cheminée, sur la porte un cadenas

Sable devant la porte, un perron vermoulu

Mangé d’herbes mauvaises, sur le perron un chien

Un matou pelé près du portail branlant

 

Devant le portail une eau qui s’écoule là-bas

Où il n’y a ni cours, ni bûches

Où il n’y a ni chats ni chiens

Ni poèmes ni mots ni rien…

                                                                Juillet 1987

 

Une pluie de cent ans

Une pluie de cent ans
Caoutchoucs dans le sable détrempé
Yeux figés dans un plafond rouillé
Tout gai délire perdu en chemin
Les anneaux du malheur s’enchaînent en riant

Une pluie de cent ans
Rêves qui tanguent abrutis
Au-dessus de l’abîme du printemps
Gorges précoces de la nostalgie
Griffes d’avril grattant la paroi
Comme si des fleurs poussaient derrière
Comme si on pouvait les voir depuis l’au-delà

Une pluie de cent ans
Un siècle déjà vécu : prêts au repas
De bulles de savon pour temps humide
De débris d’os de poèmes trop limpides
De flammes de cristal trop salées

Une pluie de cent ans
Mots errant sur une route sans écho
Feuilles froissées tombant en silence
L’avant-dernière sentence exécutée
Les cotisations d’avril toutes versées
Les rêves suspendus sur l’abîme du printemps
Une pluie de cent ans
Une pluie de cent ans

1988


 Nous attendons les temps nouveaux
Qui vont tomber du ciel,
Mais nous ne voyons que des cordes
En attendant.
Il va venir pourtant,
Il va venir nous consoler,
Nous comprendre et nous sauver,
Donner à chacun son dû
Puis tous nous vendre
Pour une poignée de roubles.
Il va nous rendre notre joie,
Suffit de se remettre en rangs :
Enveloppés dans un drap
Les pieds dans la rosée
Le nez dans le sens du vent
Tous nous serons recomptés –
Depuis les idées stériles
         jusqu’aux ossements inutiles,
Depuis les portes fermées
         jusqu’aux bêtes inhumées,
Depuis les oreilles assourdies
         jusqu’aux chassés du paradis,
Depuis les invités au bal
        jusqu’aux nuques percées d’une balle.

1988

                               ***

Étoiles tombées du ciel le plus haut.

Des étages au-dessus, quelques mégots.

1989

*

Mots plus brûlants que le sel
Éclats de verre dans la peau vive
Valeur rime avec voleur
Dire cela revient à rire
De ce qui fut nôtre ou étranger
Demain matin je m’en irai
Tête plongée dans l’eau d’une bassine
Voix arrachée aux branches nues
Chanson chantée et déjà oubliée
Survivre comme on s’arrache
À l’encerclement ennemi
À une maison en feu
Mort vivifiante qui sans honte
Bondit de contusion en conclusion
M’arracher à moi-même
Toutes portes claquées
Jurons jetés à la gueule des profs
Au milieu des rires qui fusent
Rire rime avec Oser dire
Fouet de paroles et de signes
L’espoir est périmé depuis des lustres
Saint poison en comprimés
Simple joie du masochiste
Tête enfoncée dans la bassine
Je m’envole en silence

1989

 

Par la croix et le zéro

Par une croix et un zéro le jour nordique est scellé
Tel qu’entre quatre murs un scandale de famille
Les mots s’enfoncent en nous comme des aiguilles
Et la bourrasque nous force à danser sur un bûcher

Des câbles électriques bourdonnent dans la gorge
La tête fait si mal mais ce n’est qu’une tête
Et voici un lit, des voix, le printemps en alerte
Et voici le ciel, des yeux, un miracle tout proche

Une main gauche maladroite étrangère
Barre tout d’une croix, encercle d’un zéro
Mais moi restée debout je regarde le saut
Un vol de six étages qui s’enfouit dans les congères

Cendre figée entre nos dents la saison a brûlé
La nuit finit de mesurer la lassitude d’être
La tête fait si mal mais ce n’est qu’une tête
Rester debout et voir, c’est comme pardonner

Par la croix et le zéro les lieux déserts sont annulés
Une porte a claqué dans la maison morte avant l’âge
Les mots aiguilles s’enfoncent – et avec rage
La bourrasque nous force à danser sur un bûcher

1989

 

 

Assise en chemise grise

Je contemple à la fenêtre

La Russie civilisée notre petite mère

Ses formes tragiques

Ses formules et ses signes

Le savoir et le mal

Les cités dépravées

Les fiers chauffeurs de taxi

Enrobés de musique

En chemise grise il fait si frais

Que la Patrie ne me fait

                                   plus pitié

1989

 

Сижу в серой рубахе

Смотрю в окно

Цивилизованная Россия мать земля

Трагические формы

Формулы и знаки

Знание и зло

Злачные города

Гордые такие таксисты

С музыкой

В серой рубахе не жарко

Не жалко

                    Родину.

 

 

 

Beau soleil transparent
Cendres de Cendrillon
Réveillez-moi à minuit
Jeu de cartes sans atouts
Feuille d’érable
Pendue à la corde du linge
Paume de l’imposteur
Champ quadrillé
Nique tapie dans un livre
Feuille battant comme un tambour
Corps nu qui survivra
Voix qui percera le ciel
« Advienne que pourra »
Clameur de l’hiver en novembre

                Fin 1990 / début 1991

                                                           Traduit du russe par Henri Abril

 Ces  quelques traductions, je les avais faites peu de temps après la mort de Yanka, à qui me reliait une amie commune. Puis oubliées au fond d’une caisse. Je les ai retrouvées un quart de siècle plus tard, après que Victor Martinez m’eut fait une proposition avortée : les poésies de Diaghiléva me sont alors remontées dans la gorge, comme un sanglot pasternakien.

Янка ДЯГИЛЕВА

Ecoutez-la chanter…