GARE MANDELSTAM
Rimes pour une aube noire
Circé, 2005 118 pages
(Poèmes écrits entre 1998 et 2003)
5 séquences :
** Tercets pour Ossip
** Strophes de la steppe la plus nue
** Quatrains sous la rumeur de l’exil
** Distiques du temps mort
** Dix poètes
« Poète espagnol d’expression française, Henri Abril a fait des études de slavistique. On lui doit les traductions de nombreux poètes russes, de Pouchkine à Ivan Jdanov en passant par Serge Essénine, en particulier de l’œuvre poétique complète d’Ossip Mandelstam (quatre volumes publiés par les éditions Circé).
C’est en marge de ce travail de longue haleine que sont nées la plupart des poésies du présent recueil, marquées dans leur forme même par la « métamorphose traduisante », pour reprendre une formule de Pasternak. Quelques-uns de ces poèmes ont paru dans les revues Autre Sud, Voix d’encre et Le Mâche-Laurier, certains ont été traduits en russe et en espagnol ».
« Tercets, quatrains et strophes assonancés… Henri Abril emprunte à Mandelstam, en cette présence tutélaire, l’apparence lisse d’un poète aux cadres maîtrisés. En réalité, il nous donne à lire des poèmes à la beauté rugueuse (si l’apparence est autrement trompeuse chez le poète russe, elle l’est aussi chez Henri Abril). Rugosité et âpreté surgissent à chaque mot, vers, strophe : « l’aube noire » du sous-titre, de notre monde.
Si la mort a un sens
c’est d’inventer un langage
où les mots
nieront les mouches et la vermine
Abril ne prête sens qu’au poème, certainement pas à la mort, en sorte que rien ici n’est nié ou répudié. L’auteur de Syllabaire / si l’aube, épris des poètes qu’il traduit admirablement, écrivant aussi pour eux ses vers en français, en russe et en espagnol, ne cesse de partager leurs jours, souffrant leur/son corps en exil ».
Philippe Blanchon
(Cahiers critiques de poésie)
EXTRAITS
Quelques « Tercets pour Ossip »
Naître nu
comme on immole, comme on inhume.
L’effroi du premier mot que plus rien n’use.
*
Au-delà des faubourgs, des abattoirs,
les effigies de l’éternité qui te toise —
araigne enfin libérée de sa toile.
*
Vous tous venus agoniser sur l’agora —
érigés en tétins ou pénis, en christs graves
dans l’air où tremblent des érables.
*
Comment vieillir sans oiseau sur l’épaule,
sans la lumière collée à la peau
dans un monde fui par les démons et les apôtres ?
*
Sibboleth, l’odeur en fuite de la ciboulette
quand la bouche a nommé l’ennemi : l’herbe
repoussée sur le temps et ses faux osselets.
*
Mémoires de l’âme : cage
aux esclaves chanteurs / Musique verticale
de l’absence aux milliers de castes.
*
Les mots que pourraient-ils savoir
de nous — restés sans voix
dans la forêt de Dante, loin des bivouacs.
Extraits de « Strophes sous la steppe la plus nue »
Le poète était mort
et voyait en rêve les pâturages de l’Altaï,
le rocher gardant l’entaille
d’un enfant-bourreau, jagellon sans corps
mais touché par la grâce au jour des retrouvailles
avec l’injustice et, tout au fond du décor,
l’humble dieu du détail :
croix au-dedans, fenêtre au-dehors
(ivan jdanov, ante mortem)
**
Imagine John Lennon
le sexe en berne
le regard perdu en direction d’Ephèse
où tout un peuple de grues hiberne,
imagine les fesses
de la fausse putain fausse nonne,
Isis pendue à la dernière lanterne,
imagine que le temps s’affaisse
et ce serait à jamais l’automne
sur nos âmes désertées : none
(brodski à new york)
**
Seigneur des chevaux,
dans quelle région de babylone
dans quelle baroque chimère
nous créas-tu de nouveau
à la semblance de l’homme
avec sa langue au goût de poisson amer,
pour démêler quel écheveau
de rites et de dogmes
nous as-tu tirés du fond des mers
qu’une vaine éternité sillonne,
Seigneur des chevaux ?
(sur l’écorce de bouleau, IXe s.)
Trois poésies du cycle « Dix poètes »
Le champ d’Alvaro
E o verso errado…
Alors, debout au bord
de toutes ses vies,
il vomissait —
les infinis de pierre,
les silences baroques de l’âme,
les voix de Dieu
moins authentiques qu’un lézard.
Jamais plus il ne serait
la petite mariée sans culotte, la raison
qui se nourrit d’angoisse
même au cœur des jardins publics.
Il ne serait plus
cette obscure nausée du mendiant
sentimental, égaré
par l’horizon
toujours plus proche.
Debout, il vomissait
ses vérités
dans l’eau sanglante du Tejo.
Hic : cent ans après
Tu avais tant de raisons, Nazim,
de croire aux genoux écorchés
des matins moscovites,
à Hamlet et Béatrice
aussi jeunes que la Tchéka,
presque nu, crevant
comme un chien de nostalgie
sur des plages toujours enneigées,
tu faisais des ronds dans l’air
telle une plante lourde de sommeil,
et marchant dans la rue de l’Immaculée
(autrefois, un jour, le ciel fut lisible
sous la chair des icônes)
tu savais pourtant que
la poésie n’est pas l’ascension
d’une âme en exil, ni une bouche brûlée
par l’aile imbécile du néant.
Tombeau de Dylan Thomas
Damné depuis que les morts s’étaient mis à hennir
Dans la lande, tels des pierrots lunaires privés
De leur salive et de leur semence, il n’eut
Rien à mendier en langue de menhir.
« Vois comme il en coûte encore
À ton esclave de réintégrer
La matrice vierge et or
Du Verbe ». Mais il
N’était déjà plus
Q’un enfant
En exil,
U n
O s
De roi,
De roitelet
Sans souvenirs,
Qu’un piano de lait
Grand ouvert sur la nuit :
Musique pour sexe et bouche,
Neige dans la paix des cathédrales
Où la croix survit au dieu des mouches,
Réponse de la lèvre à nulle question enfantée
Par le désir, les diarrhées ou la quête du saint-graal