Vladimir MAÏAKOVSKI
(1893-1930)
Et vous, le pourriez-vous ?
J’ai barbouillé la carte des jours,
d’un verre de rouge l’éclaboussant.
Dans un plat de gelée je laboure
les sillons osseux de l’océan.
J’ai déchiffré les lèvres futures
sur l’écaille d’un poisson de fer.
Et vous,
pourriez-vous jouer
un nocturne
avec une flûte de gouttière ?
1913
А вы могли бы?
Я сразу смазал карту будня,
плеснувши краску из стакана;
я показал на блюде студня
косые скулы океана.
На чешуе жестяной рыбы
прочел я зовы новых губ.
А вы
ноктюрн сыграть
могли бы
на флейте водосточных труб?
⇒ LIRE ici le poème que Maïakovski
écrivit à la mort de Sergueï Essénine.
À PLEINE VOIX
Chers camarades
des temps futurs !
En fouillant
notre merde fossile,
nos jours plus sombres que sépulture,
peut-être
y chercherez-vous
ma griffe aussi.
Il se peut alors
qu’un de vos érudits
tente
de faire face à l’essaim des questions
et bredouille : oui,
il y eut bien,
semble-t-il,
dans le temps
un chantre de l’eau bouillie1.
Professeur,
ôtez vos besicles-bicycles !
Mon époque
et moi-même,
laissez que je les explique.
Moi,
porteur d’eau
et de vidanges,
mobilisé par la révolution,
recruté par elle,
je suis parti au front
en quittant les princières vendanges
de la poésie,
fantasque péronnelle.
J’ai planté un joli jardin,
toi et moi, soleil et trilles,
je l’ai planté de mes mains
et j’arrose ma charmille…
Tel nous asperge de vers
bien coulants,
tel autre en sort par tous les trous :
rameurs esseulés,
rimeurs dessoûlant,
le diable s’y retrouve !
Pas moyen de stopper ça,
sous nos murs ils mandolinent
tara-tina tara-tine-tine
et cetera et cetera…
Imaginez un peu
que tressées de telles roses
mes statues
à leur tour se hissent
dans les parcs
où crache la tuberculose,
où traînent putes et voyous
avec la syphilis !
L’agitprop
j’en avais aussi marre,
j’aurais pu pondre comme eux
des romances sur ma guitare :
c’est bien plus rentable
et plus touchant.
Mais je me retenais
sans faire d’histoires,
Le pied sur la gorge
de mon propre chant.
Camarades descendants,
écoutez,
me voici,
l’agitateur,
le meneur plus hurleur que les vents :
j’étoufferai
des torrents de poésie,
j’enjamberai
tous les morceaux choisis
pour parler aux vivants
comme un vivant.
J’irai vers vous
dans les lointains du communisme
non pas en chantant
esséninement,
mon vers vous atteindra
par-dessus les siècles qui hennissent,
par-dessus la tête
des bardes et des gouvernements.
Mon vers vous atteindra
non pas comme des flèches
dans les chasses lyriques
d’un Eros sur sa faim,
ni comme une piastre usée
dont le numismate se pourlèche
ou comme la lumière
des astres défunts.
Mon vers
avec puissance
percera les temps caducs
et surgira
pesant,
grossier,
énorme,
tel qu’en nos jours
a pénétré l’aqueduc
bâti jadis
par les esclaves de Rome.
Si dans les tumulus
où seront enfouis nos chants,
le fer de mes vers
se montre par hasard,
avec respect
tâtez-en le tranchant,
comme d’antiques
mais terribles armes.
Flatter les gens
avec des mots,
je m’en défie !
Lovée dans les frisettes
l’oreille des filles
n’aura pas à rougir
sous des jurons obscènes.
Les troupes de mes pages
défilent
et je passe en revue
leurs rangs sans mise en scène :
mes vers se dressent
aussi lourds que du plomb,
prêts à la mort,
à l’immortalité,
et se figent
mes poèmes les plus longs,
leurs titres béants,
gueule à gueule
pointés.
Prête à charger
en rafales de cris,
en flèches et saillies
sans pitié ni répit,
mon arme préférée,
la cavalerie,
brandit les rimes
ainsi que des piques.
Et toutes ces troupes
armées jusqu’aux dents,
qui volent à travers le pays
et galopent
de victoire en victoire
depuis vingt ans,
je t’en fais don
jusqu’au dernier feuillet,
prolétaire du globe.
L’ennemi
de la classe ouvrière
est aussi en tous points
mon ennemi
le plus farouche.
Les années de sueur,
les jours sans pain
nous avaient rassemblés
côte à côte
sous le drapeau rouge.
Nous ouvrions
chaque tome de Marx
comme on ouvre
chez soi
les persiennes,
mais chacun savait bien,
sans lire des masses,
dans quel camp combattre,
quelle armée faire sienne.
La dialectique
nous ne l’avons pas apprise
chez Hegel :
dans le fracas des combats,
de mes vers
elle s’était saisi,
quand les bourgeois
sous nos balles
s’enfuyaient naguère,
comme nous avions fui
jadis
devant leurs fusils.
Que la gloire,
veuve inconsolable,
suive donc les génies
descendus au tombeau,
Mais toi, mon vers,
meurs comme un soldat,
comme les anonymes
tombés dans les assauts !
Je me fiche
des tonnes de bronze,
je me fiche du marbre
glaireux et lisse.
Quant à la gloire,
que nul ne se ronge –
nous aurons tous
pour monument
le socialisme
édifié
dans les combats
et les ronces.
Hommes futurs,
remettez à flot vos lexiques,
du Léthé
vont émerger
des mots comme ceux-ci :
« blocus »,
« prostitution »,
« poitrinaire ».
Pour que vous soyez forts,
pour que rien ne vous afflige,
le poète léchait
les crachats pulmonaires
avec la langue râpeuse
de l’affiche2.
Ayant tant d’années pour traîne
je vais ressemblant
aux monstres à longue queue,
fossiles terrestres.
Camarade la Vie,
parcourons de Plan en Plan,
parcourons au plus vite
les jours qui restent.
Mes vers m’ont laissé
sans pécule
et serein,
les ébénistes
n’ont pas meublé ma « maisonnette »,
et franchement
je n’ai besoin de rien,
hormis
une chemise fraîche et nette.
Plus tard
devant la Cé Cé Cé 3
des jours radieux
de ma patrie,
par-dessus
les escrocs poétiques
et les cuistres de service,
je brandirai
telle une carte du parti
les cent volumes
de mes livres
bolchevistes.
1930
Ce poème achevé peu avant le suicide de Maïakovski est généralement considéré comme son « testament ».
(Traduction publiée dans « Œuvres et opinions » (L.S.), 1983, n° 294)
Notes
1. Maïakovski participa activement aux campagnes menées par les autorités en faveur de l’hygiène, notamment pour combattre les épidémies fréquentes. Par ailleurs, il avait une peur maniaque des microbes et des contagions, exacerbée par la mort de son père, survenue à la suite d’une piqûre d’épingle rouillée.
2. Allusion aux affiches de la ROSTA (Agence télégraphique de Russie) visant à diffuser, souvent en vers, les décrets du gouvernement et autres slogans, en particulier lors des trois années de guerre civile, en 1918-1921. Maïakovski y contribua de belle manière.
3. Commission centrale de contrôle.
Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés
Vladimir Ilitch Lénine / poème
La maquette de ma traduction française de cette vaste épopée lyrique de Maïakovski, écrite à la mort de Lénine, illustrée avec des œuvres de peintres et dessinateurs russes des années 1920, était fin prête en 1991.
Engloutie par l’effondrement de l’Union Soviétique, il n’en reste qu’un exemplaire quelque part dans un carton…