Édouard Bagritski

ÉDOUARD BAGRITSKI

                    (1895-1934)

 

 

Le poète et le rossignol

 

Le soleil du printemps, morcelé dans les yeux,
Plonge vers les ruisseaux et danse comme un lièvre ;
Mais voici que soudain les rossignols font feu
Et tu es foudroyé sur une place en fièvre.

Quoi de plus délicieux que balade au printemps,
Flâner dans les jardins, parcourir le bazar…
Deux soleils vont vers toi : le disque au firmament
Et l’autre astiqué dur, boule du samovar !

Un oiseau chante. Là, dans l’ombre percaline,
Les rossignols captifs ourdissent leur éclat.
Au milieu des tasses, du sucre et des tartines,
Au-dessus de la cage un soleil bout déjà.

L’amour des rossignols, c’est plutôt dans mes cordes,
Et j’en connais un bout en airs et mélodies :
Chalumeau du sylvain, clameur sur tous les modes,
Rengaine du coucou et trilles étourdies…

Le vendeur :
― Celui-ci vous plaît ? Vous pouvez voir
Comme il chante, l’artiste, au milieu du bazar !
Prenez-le, c’est donné ! Et chez vous, croyez-moi,
Il sifflera bien mieux, tout comme dans les bois.

Et j’attends mon tramway, la cage sous le bras,
Au soleil aveuglant ma tête carillonne.
La ville se consume en étoiles et croix,
D’églises, de drapeaux Moscou nous environne…

Seuls !
Moi le vagabond et l’oiseau aux doux yeux,
Messager de l’été, ami des cœurs en fête.
Avec toi, rossignol, j’emporte pour bien peu
Les fleurs de merisier, le clair de lune et Feth !

Morcelé dans les yeux et coulant sur les vitres,
Le soleil printanier plonge dans les ruisseaux.
Nous deux. Seuls.
Tout autour les tramways volent vite
De colline en colline, et tintent leurs grelots.

Nous deux tout seuls…
Et notre tram qui s’est perdu…
La terre est épuisée. Midi ne chante plus.
Le buisson s’est couvert d’un astrakan verdâtre.

Nous deux seuls…
Nulle part où aller maintenant.
L’herbe semble brûler et l’air pesant nous mate ―
Voici droit devant nous le soleil du printemps.

Où aller ? Que notre liberté est amère !
Où déployer ma rime ?
Où pourrais-tu chanter ?
Vois nos passions, nos sifflements
À l’éventaire…
Il vous les faut sur place
Ou bien à emporter ?

Nous sommes pris tous deux,
Tous deux pris dans les rets !
Ton chant ne pourra plus ébranler les forêts
Ni faire tressaillir les lacs et les collines.
On t’a palpé,
Pesé,
Mis à prix, mon oiseau…
Va donc tonner dans les buissons de percaline,
Comme je gronde dans les pages des journaux !

1925

 

Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés