Ivan Jdanov

IVAN   JDANOV

 (né en 1948)

 

Le texte suivant sur Ivan Jdanov
et les traductions de ses poèmes
ont été publiées dans Œuvres et Opinions (L.S, 1990),
puis dans La Termitière » (1999, n° 5)

 

Ses lèvres happaient l’air comme un poisson soudainement privé d’eau. Mais dans l’aquarium au fond de la petite pièce d’un club de Moscou, entre le piano à queue et les chaises où étaient pétrifiées une demi-centaine de personnes, il continuait de respirer en dépit de toute logique ― au lieu du souffle, s’exhalait une scansion qui ébranlait au passage la pomme d’Adam. Debout à la porte, je crus d’abord discerner des sons grecs, comme si Mandelstam avait récité le catalogue interminable des vaisseaux dans L’Iliade. Mais peu à peu le sens naissait de la mélopée, les mots s’articulaient dans cette signification obscure à laquelle tout poète à la recherche d’absolu est condamné.

C’était en décembre 1982. Je ne connaissais pas encore Ivan Jdanov qui venait de publier, à 34 ans, son premier recueil Portrait, mais qui néanmoins passait déjà pour une figure de proue de la nouvelle poésie russe.

Paradoxalement, à l’heure où les vers connaissent une sensible baisse de faveur auprès du public russe, on assiste à un turbulent renouveau de la poésie russe, avec trois tendances qui émergent le plus nettement : conceptualisme, métaréalisme et néo-traditionalisme. S’ils se caractérisent tous par la conscience aiguë d’une rupture entre le signe et la réalité, chacun des trois courants nouveaux s’emploie à exprimer cette cassure par des procédés différents, voire opposés. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans les détails. Disons seulement que Jdanov est le représentant le plus marquant des métaréalistes, encore appelés métamétaphoristes ou nouveaux métaphoristes car les distingue une volonté métonymique qui va au-delà de la métaphore plutôt rudimentaire et essentiellement plastique, visuelle, des poètes des années 60 et 70 (Andreï Voznessenski, par exemple) pour renouer d’une certaine façon avec l’intensité métaphorique d’un Mandelstam ou de Ma soeur la vie, le célèbre recueil de Boris Pasternak.

Il ne s’agit cependant pas pour Jdanov de « rapprocher des réalités plus ou moins éloignées » mais de les changer l’une en l’autre, d’abolir la distinction entre sens propre et sens figuré, toute liaison ludique ou conceptuelle ― en quête, comme il le dit lui-même, d’une « transmutation permanente de la réalité-fiction  » (ce qui conduit un critique à parler à son sujet de métamorphose ou métabole plutôt que de métaphore). D’où ces images troubles, fragiles, qui semblent près de se rompre à tout instant, au moindre trébuchement de la langue, ainsi que la lecture hallucinante de Jdanov l’incarne de façon prodigieusement tangible. Cette insistance à « labourer les miroirs » pour ne pas déboucher d’un autre côté improbable et sans doute trivial. D’où, également, les mots clés d’Ivan Jdanov : miroir, eau, vent, pluie, reflet, nuit, mémoire, etc.

Pourtant, plus que la mémoire associative profonde de la poésie jdanovienne, ce qui m’a vivement frappé ― dès cette soirée semi-clandestine au coeur de l’hiver moscovite, dans les derniers années du marasme brejnévien ―, c’est l’extraordinaire tension du vers, dont je ne connais qu’un seul exemple dans la poésie du XXe siècle : Marina Tsvétaïéva. Il n’empêche que cette tension presque insoutenable (je suis toujours au bord du vertige quand Ivan me lit ses poèmes à bout portant), Jdanov et Tsvétaïéva l’atteignent par des voies distinctes : syntaxico-rythmique chez la seconde, métonymo-prosodique chez le premier.

Je pourrais ajouter qu’Ivan Jdanov est né le 16 janvier 1948 dans un trou perdu de l’Altaï, au sein d’une famille de paysans dont il était le onzième et dernier enfant, qu’il a tôt commencé à travailler, passant par un tas de métiers, depuis ajusteur et ouvrier foreur jusqu’à simple liftier, qu’il a fait des études de journalisme à Barnaoul puis à l’université de Moscou, où il vit aujourd’hui, qu’il a été traduit et publié en danois, anglais, turc, polonais, etc. (Note 2007 : il vit désormais en Crimée et se consacre essentiellement à la photographie). Mais ces traces laissées par le poète parmi ses semblables sont-elles porteuses du moindre sens ? Ivan Jdanov fait partie des poètes « sans histoire » dont parle Tsvétaïéva : tel qu’en lui-même dès le premier cri, dès le premier balbutiement, son destin n’est pas d’avancer mais de « creuser sans fin l’écho qui le ronge » .

***

Te voici seule au bord de la forêt
où chaque feuille a l’espoir pour ancêtre,
où chaque pas résonne comme le dernier.

Et devant toi ton souffle a disparu,
mais tu y cherches encore l’équilibre :
ainsi respirent l’herbe, les nuages et le temps.

Ayant pleuré toutes les larmes du jour,
le visage de pluie maintenant s’éclaircit,
et tu traverses avec ses yeux les branches.

Te voici dans un cube tapissé de miroirs,
la nuit d’oiseau y froufroute et la neige
de l’an dernier vient chatouiller tes lèvres.

Et comme un son mortel né des ténèbres,
l’ouïe invisible mais déjà familière
reste en retrait dans un grain de poussière.

Le cœur ainsi pèse-t-il ses battements ?

***

Je ne suis pas la branche ― rien que l’avant-branchage
Je ne suis pas l’oiseau mais son nom seulement
Je ne suis pas corbeau mais dans le vent-présage
C’est de moi que débattent tous les croassements

 

Le passant

Le passant s’enfonce dans la ville
mais en ressort à l’autre bout
sans se douter que le centre est resté derrière lui.
Il n’a pas songé même que deux lignes
qui se croisent quelque part au loin
accélèrent la perspective,
que l’unique étoile au firmament
raccourcit le regard.
Il est recru comme un troupeau d’éléphants
se traînant dans les Alpes
sous les coups de fouet des soldats d’Hannibal.
Il avance, tant qu’il est coupable.

***

On ne choisit pas nuit pareille ―
Dieu orphelin se glisse en elle,
et les rivières se sont serrées,
et toute clarté bat en retraite,
le ciel est moindre que la silhouette
de cette pluie qui colle aux pieds.

Et le bruit de feuilles qui pourrissent
et cet endroit humide existent
non dans la nuit mais au fond de nous.
Avec la mémoire pour fanal,
à nul saint nous ne ferions de mal.
Les ombres seules comprendront tout.

Il ne nous reste que le passé,
un autre t’y avait embrassée.
Légère, tu t’effraies davantage,
sur toi-même les mots s’apitoient.
Et non dans le noir mais en moi
blanchissent ta main et ton visage.

Petit à petit nous mourons,
ce chemin-là n’était pas le bon.
C’est d’autres nouvelles qu’il nous faut ―
Par la nuit où les pleurs s’élancent
nous irons, n’ayant plus de sens,
sur l’ardent bûcher de nos os.

 

Avant le mot

Tu es l’acteur, la scène dans un théâtre vide.
Arrachant le rideau, tu vas jouer la vie,
et l’ivre nostalgie, comme sodium en feu,
franchira en volant la salle dans le noir.
Les jardins de chiffon étouffent sous les fruits
quand la parole vient distordre ton gosier
et qu’un pogrome en tôle t’exalte dans le drame
pour éclairer les coins, pour piller et brûler.
Mais les frêles tombeaux des fauteuils désertés
ne trembleront jamais et ne pourront se fendre,
ils n’iront pas là-bas où tu suspends encore
ton bric-à-brac pipé et mangé par les mites.
Les rangées de l’orchestre se dressent en montagne
dont le pied a étreint une moitié de scène,
et, en brouille éternelle avec la mutité,
tu pousses ton monologue comme Sisyphe.
Tu es le rossignol sifflant en ricochets,
comme quelqu’un qui dort et qui refait ce rêve
où tu vis solitaire, sans se douter lui-même
que tu attends jour après jour qu’il se réveille.
Et ton ombre est partie toute nue dans la ville
pour charmer les fleuristes, se mêler aux bamboches;
non, pas d’ennui pour elle, si peu semblable à toi,
peu encline à jouer sur ta seule trompette.
Et l’oiseau et le vol en elle sont fondus,
les noces y résonnent, et la glace et les froids,
père et mère y attendent toujours leur fils muet
mais lui, à la fenêtre, scrute le nulle-part.
À l’écart cependant de ce regard de glace,
ayant tordu en trombe ta prison de moutarde,
le mot dans les ténèbres cherche à naître lui-même,
et il se tend vers toi, et tu marches vers lui.
Tu chois comme une steppe rongée de canicule,
les cavaliers en foule bondissent des nuages
et leur fraîcheur terrasse l’étendue à coulisse,
et les ailes des rives s’emparent du rayon.
O, donnez une croix ! Et aise de douleur,
je creuserai le fond, ferai pencher les rives.
Je fuirai les tréteaux, puis en rase campagne…
Mais quelqu’un rêve, et ce rêve est plus long que moi.

 

Les sanglots de Judas / Плач Иуды

Judas sanglote – signe de malheur !
Sur le lac il appose le sceau
d’innocent péché, sa blancheur,
et le poème éclate dans l’eau,
et sourds tous les poissons bientôt.
Judas sanglote – signe de malheur !
Il se reflète au fond de l’eau,
et les vagues aux ailes bruissantes,
les pierres aux branchies haletantes
toujours l’épient.
Le ciel s’est recouvert d’écailles,
la fumée, qu’une larme avale,
déjà durcit.

Judas sanglote – signe de malheur !
Devançant l’affliction du Christ,
vers son étoile il tend son coeur,
mais il la sent vide et sinistre :
pas de chaleur, pas de clarté,
la cendre rongée d’humidité.
Ni sang ni eau dans cette épave,
rien en elle qui un jour nous lave
du péché même.
Que dans ta voix alors se loge,
comme une bille de feu, le reproche
du seul poème.

Иуда плачет – быть беде!
Печать невинного греха
Он снова ставит на воде,
и рыбы глохнут от стиха.
Иуда плачет – быть беде!
Он отражается в воде.
И волны, крыльями шурша,
и камни, жабрами дыша,
следят за ним.

Твердь порастает чешуей,
и, поглощаемый слезой,
твердеет дым.
Иуда плачет – быть беде!
Опережая скорбь Христа,
он тянется к своей звезде
и чувствует: она пуста.
В ней нет ни света ни тепла –
одна промозглая зола.
Она – не кровь и не вода,
ей никому и никогда
не смыть греха.
И остается в голос свой
вводить, как шорох огневой,
упрек стиха.

 

On pourra lire ICI le poème que j’ai dédié
à mon ami Ivan Jdanov.

 

Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés