BELLA AKHMADOULINA
(1937-2010)
Incantation / Заклинание
Ne me pleurez donc pas! Je survivrai –
mendiante heureuse, brave galérienne,
méridionale que le Nord enchaîne,
pétersbourgeoise poitrinaire et inhumaine,
dans le Sud paludéen je vivrai.
Ne me pleurez donc pas! Je survivrai –
boiteuse s’avançant sur le parvis,
ivrognesse glissant sur le tapis,
et peinturlurant des vierges Maries
piteux peintre d’icônes je vivrai.
Ne me pleurez donc pas! Je survivrai –
fillette qui aura appris à lire
et qui dans l’indéchiffrable avenir
(à son front, ma frange près de roussir)
saura bêtement mes vers… Je vivrai.
Ne me pleurez donc pas! Je survivrai –
plus clémente que soeur de miséricorde,
dans l’insouciante ardeur d’avant la mort
et sous mon étoile radieuse encore,
peu importe comment, mais je vivrai !
—–
Не плачьте обо мне – я проживу
счастливой нищей, доброй каторжанкой,
озябшею на севере южанкой,
чахоточной да злой петербуржанкой
на малярийном юге проживу.
Не плачьте обо мне – я проживу
той хромоножкой, вышедшей на паперть,
тем пьяницей, поникнувшим на скатерть,
и этим, что малюет Божью Матерь,
убогим богомазом проживу.
Не плачьте обо мне – я проживу
той грамоте наученной девчонкой,
которая в грядущести нечёткой
мои стихи, моей рыжея чёлкой,
как дура будет знать. Я проживу.
Не плачьте обо мне – я проживу
сестры помилосердней милосердной,
в военной бесшабашности предсмертной,
да под звездой моею и пресветлой
уж как-нибудь, а всё ж я проживу!
***
i.m. Ossip Mandelstam
À cette époque où même un scélérat
n’était aux rues qu’un passant ordinaire,
redoutablement frêle était le Juif
en qui musique et Russie s’éveillèrent.
Prologue. Une friable silhouette
fautive et gracieuse d’un peu de frime.
Aube du siècle. Années encore en herbe.
À Helsingfors les étés trop humides.
Elle : Dieu ou demoiselle ? Prière
d’amour confus au bout des années-verstes.
Oh, quelle extase ! Et le génie du front
qu’une frange timidement traverse.
Mais le siècle a hâte de festoyer.
Tout éreinté, il n’attend qu’un prétexte,
et ce lieu seul pour l’agonie de Blok :
tout ce qu’à Pétersbourg Petrograd laisse.
Il savait et disait que sur un signe
le siècle-loup se jetterait sur lui.
Que pouvait-il, lui si pauvre et si nu
face au miracle du verbe accompli ?
La gorge qui avait tramé des mots
inouïs était toute sans défense.
Pour l’entraver, il suffisait d’un moindre
effort du quotidien de l’existence.
Plus de respect et des honneurs spéciaux,
double joie maligne d’un ciel hautain :
pour le chanteur un bâillon sur la bouche
et au gourmand la privation de pain.
Extrait de mémoires : « Ossip Mandelstam
adorait les gâteaux ». Je suis ravie
de l’apprendre. Cependant respirer
je n’en ai plus le pouvoir, ni l’envie.
Ainsi, avoir vécu en créateur
avec les bras tordus cruellement,
et puis finir en cadavre anonyme,
n’est-ce pas un supplice suffisant ?
Et dans la mort il lui faudrait aussi
connaître une cuisante faim d’enfant
qui, après n’avoir cessé un seul jour,
le suivrait jusqu’en enfer maintenant ?
Dans mes cauchemars, au fond du paradis
où je l’ai caché, il est à toute heure
rassasié. Et je peux lui apporter
d’énormes friandises ! Et je pleure.
*
Réponse tardive à Pablo Neruda
Puisqu’elle a chancelé là-haut
et chu, son étoile gardienne,
d’où m’envoie-t-il des nouvelles Pablo ?
Et où lui adresser les miennes ?
De quels sommets étrangement
son oeil clair parcourt la planète ?
Tous sont beaux indiciblement
quand les regarde le poète.
Non, je ne serai jamais celle
qu’en la pénombre d’un café
il avait chantée à merveille
en vers pour moi pleins de bonté.
Et tout cela d’ailleurs fut-il ?
Mais, reflétés par le poète
Dans l’éclat pur de ses pupilles,
Nous sommes tels qu’il nous faut être.
***
Le style ancien à lui m’enchaîne.
La parole antique a du charme.
Elle est plus tranchante et moderne
Parfois que nos mots qu’on déclame.
« Mon royaume pour un cheval ! »
Quelle fougue et bonté du coeur…
Il se peut qu’aussi je m’emballe
d’une ultime et vaine ferveur.
M’éveillant au coeur des nuits noires,
à jamais perdu le combat,
je trouverai dans ma mémoire
le cri de ce fol d’autrefois.
Enfant instruite par le siècle,
Oh que m’importe mon royaume !
Je prends le cheval et le cède
pour un seul instant avec l’homme
aimé de moi. Mais reste libre,
mon cheval, mon coursier fringant.
Je vais, sans plus, lâcher ta bride
pour que tu ailles promptement
rejoindre ton troupeau sauvage
dans la steppe rousse et déserte.
Moi je suis lasse du tapage
de ces victoires et défaites.
Hélas, ni cheval ni amour !
Et, à la façon médiévale,
sous mes deux pieds seulement court
la trace d’un fer à cheval.
Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés