Incidents & autres proses


DANIIL HARMS (1905-1942)

I N C I D E N T S
& autres proses

Choix, traduction et postface de Henri Abril

 

COMMANDER

               L’édition de 2006 étant épuisée, le livre a été réédité (légèrement corrigé) fin 2019


Daniil Harms (1905-1942) est aujourd’hui un classique de la littérature universelle, aux côtés de Gogol, Jarry, Becket, Ionesco et Mrozek. Pourtant, de son vivant, seulement deux courts textes pour « adultes » furent publiés, et Harms ne serait resté qu’un merveilleux auteur pour les enfants si le philosophe Yakov Drouskine, membre comme lui du groupe Obèriou (Association de l’Art réel), n’avait sauvegardé ses manuscrits.

Inversions ontologiques, tropismes alogiques, récurrences verbales et situationnelles, invagination des signes : Daniil Harms avait fini par croire que le réel absurde de l’époque stalinienne, mais aussi de l’essence même de l’homme, pourrait être miraculeusement métamorphosé par un « retour de langue », du langage affranchi de tout esthétisme et sacrificiellement perverti par cette même réalité. C’est aussi ce qui explique la disparition progressive de la poésie, trop littérairement marquée, au profit des proses à partir du milieu des années trente, dont Incidents qui apparaît comme le cycle le plus achevé.

On considère à juste titre Daniil Harms comme un précurseur de Ionesco, Becket et d’autres adeptes de la littérature de l’absurde.

Voir également, pour sa poésie, LA BAIGNOIRE D’ARCHIMEDE, anthologie des poètes de l’Obèriou.

***
Trois extraits

 

Il y avait un homme roux privé d’yeux et d’oreilles. Il n’avait pas non plus de cheveux, en sorte que parler d’homme roux était tout relatif.

Il lui était impossible de parler car il n’avait également pas de bouche. Pas plus que de nez.

Il n’avait même ni bras ni jambes. Ni l’ombre d’un ventre ou d’un dos, pas la moindre trace de vertèbres et d’entrailles. Il n’avait rien de rien ! On ne sait même pas de qui il peut s’agir.
Alors ne parlons plus de lui, cela vaut mieux.

<6 janvier 1937>

 

Il tombe des petites vieilles

Une vieille femme était trop curieuse, si curieuse qu’elle est tombée de sa fenêtre et s’est tuée sur le coup.
Une autre petite vieille qui s’était penchée à sa fenêtre pour mieux voir en bas la femme écrasée, était bien trop curieuse elle aussi et elle est tombée à son tour de la fenêtre pour s’aplatir dans la cour comme la première.

Ensuite, une troisième vieille est tombée, puis une quatrième, et une cinquième.

Quand une sixième petite vieille est venue s’écraser en bas, j’en ai eu marre de les regarder tomber, et je suis allé au marché aux puces. Un aveugle, à ce qu’on raconte, s’est fait offrir là-bas un beau châle tricoté.

<1936-1937>

 

Le lien

M’sieur le philosophe !
1. Je vous écris en réponse à la lettre que vous allez m’écrire pour répondre à celle que je vous aurai écrite. 2. Un violoniste ramenait chez lui un aimant qu’il venait d’acheter. En chemin il fut agressé par des voyous, qui firent tomber son bonnet. Le vent s’en empara et le traîna dans la rue. 3. Le violoniste posa par terre l’aimant pour courir à la poursuite de son bonnet. Le bonnet échoua dans une flaque d’acide nitrique et y fut bientôt dissous. 4. Pendant ce temps, les voyous s’étaient envolés avec l’aimant du violoniste. 5. Le violoniste rentra chez lui sans manteau ni bonnet, parce que, dépité par la perte du bonnet et de l’aimant, il avait ensuite oublié son manteau dans le tram. 6. Le receveur dudit tramway emporta ledit manteau au bazar et l’échangea contre un pot de crème fraîche, un sachet de farine et quelques tomates. 7. Le beau-père du receveur s’empiffra de tomates et rendit l’âme. Le corps du beau-père fut remisé à la morgue, mais là on le confondit avec celui d’une vieille, laquelle fut enterrée à la place du beau-père. 8. Sur la tombe où se trouvait le corps de la vieille on planta un poteau blanc avec cette inscription : « Anton Sergueïévitch Kondratiev ». 9. Onze années plus tard, le poteau vermoulu s’est effondré. Puis le gardien du cimetière est venu le scier en quatre morceaux qu’il a fait brûler dans son four. C’est sur ce feu que la femme du gardien a ensuite mitonné une soupe aux choux-fleurs. 10. Quand la soupe fut prête, l’horloge tomba du mur en plein dans la casserole. On retira l’horloge, mais comme elle avait abrité des punaises, celles-ci nageaient à présent dans la soupe aux choux-fleurs. Il fallut donner la soupe au mendiant Timothée. 11. Le mendiant Timothée mangea la soupe aux punaises et alla vanter au mendiant Nikolaï la bonté du gardien du cimetière. 12. Le lendemain, le mendiant Nikolaï alla au cimetière et demanda la charité au gardien. Mais le gardien, en guise de charité, le chassa vite fait du cimetière. 13. Le mendiant Nikolaï, fou de rage, mit le feu à la maison du gardien. 14. Les flammes gagnèrent l’église voisine dont il ne resta bientôt plus rien. 15. Au terme d’une longue enquête il fut impossible d’établir la cause de l’incendie. 16. Sur l’emplacement de l’église, on bâtit ensuite un club, et au concert d’inauguration vint jouer le violoniste qui avait perdu son manteau dans le tram quatorze années plus tôt. 17. Dans l’assistance il y avait le fils de l’un des voyous qui, quatorze années plus tôt, avaient fait tomber le bonnet du violoniste. 18. Après le concert, ils rentrèrent chez eux, tous dans le même tramway. Et dans le tram suivant, le conducteur était ce même receveur qui, quatorze années plus tôt, avait vendu le manteau au bazar. 19. Les voici donc tous en route à travers la ville : devant, le violoniste et le fils du voyou ; derrière, le conducteur ex-receveur. 20. Ils vont sans se douter du lien qui existe entre eux, et dont ils ne sauront rien jusqu’au jour de leur mort.