La baignoire d’Archimède

 

LA BAIGNOIRE D’ARCHIMÈDE (années 1920-1930)

Anthologie de l’OBERIOU

Les poètes russes de l’absurde
(Harms, Vvédenski, Oleïnikov, Zabolotski,Baktérev, Vaguinov, Tiouvélev, Gor)

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La poésie russe du vingtième siècle, exceptionnellement riche en écoles, mouvements et grands noms, s’est peu à peu révélée aux lecteurs francophones au cours des dernières décennies. Seule exception notable : les poètes de l’OBÈRIOU qui, aujourd’hui encore, demeurent méconnus, voire inconnus pour certains d’entre eux. En Russie même, ils n’ont pas encore trouvé toute la place qui leur revient ; les premières éditions sérieuses ne datent, dans la plupart des cas, que des années 1990-2000. L’explication tient sans doute en partie au fait que, surgis sur la scène littéraire dans la seconde moitié des années vingt en tant qu’ultime phalange du modernisme russe, ces poètes furent pratiquement interdits de publication de leur vivant (2 ou 3 poésies seulement pour Harms, Vvédenski, Oleïnikov, aucune pour Bahktérev ou Tiouvélev), avant de succomber à une répression sans précédent qui préludera à leur absence prolongée du paysage poétique.

Créée à la fin de 1927, l’OBÈRIOU (Association de l’art réel) avait pratiquement cessé d’exister dès 1931 et l’appartenance formelle au groupe, opposé à tous les « ismes », la participation à ses happenings dans le droit fil de l’avant-garde russe étaient parfois aléatoires ; il n’en demeure pas moins que ces poètes apparaissent liés par une audace métaphorique et sémantique, une liberté formelle et conceptuelle, un humour au registre très étendu qui leur permettaient d’exprimer leur « écart », leur décalage certes souvent « infime » mais absolu – à tous les niveaux de la langue, du style et du rapport au monde – vis-à-vis du réalisme socialiste, du nouvel univers
« tragiquement optimiste » qui finit par triompher dans les années 1930. L’œuvre des poètes de l’OBÈRIOU, malgré des pertes substantielles, a cependant traversé les années de déshérence : c’est elle que la présente anthologie bilingue invite à découvrir dans toute sa diversité.

Voir Texte russe des poèmes


 

Daniil HARMS

L’air puissant épiait à la vitre
un temps de chien s’était levé
déprime et poussière aux narines
voguait le fleuve ébouriffé

Un sorcier sur la rive adverse
agitait chapeau parapluie
criant : regardez je traverse
en hirondelle je m’enfuis

Et il s’est envolé dare-dare
rasant le sol et le courbant
dans ses yeux brillait un poignard
dans ses narines trois serpents

1926

La mort de Kasimir Malévitch

Ayant brisé le flot de la mémoire,
dévasté d’orgueil le visage, ton regard décrit un cercle.
Kasimir est ton nom.
Tu regardes s’éteindre le soleil de ton salut.
Les montagnes de ta terre, dirait-on, sont lacérées par la beauté.
Aucune place ou surface ne pourrait te soutenir.
Donne-moi tes yeux ! J’ouvrirai une fenêtre sur ma face !
Homme, pourquoi as-tu dévasté d’orgueil ton visage ?
Rien qu’une mouche ta vie, et ton désir un plat bien gras.
Le soleil de ton salut a cessé de briller.
La foudre va jeter ton heaume à nos pieds.
Pé : l’encrier de tes mots.
Trr : la trace de ton désir.
Agalthon : ta mémoire efflanquée.
Hé, Kasimir ! où est passée ta table ?
Envolée, dirait-on, et Trr ton désir.
Hé, Kasimir ! où est passée ta compagne ?
Envolée elle aussi, et Pé l’encrier de ta mémoire.
Huit années ont claqueté dans tes oreilles,
cinquante minutes ont cogné dans ton cœur,
par dix fois le fleuve a coulé devant toi,
il s’est tari l’encrier de ton désir Trr et Pé.
« En voilà une bonne ! » dis-tu, et aussi ta mémoire Agalthon.
Tu restes là debout, semblant écarter de tes mains la fumée.
Dévasté par l’orgueil, ton visage va s’éteindre,
ta mémoire disparaît, et avec elle ton désir Trr.

5, 17 mai 1935

*
Je suis le génie des mots qui vibrent
Je suis le maître des pensées libres
Je suis le roi des beautés sans but
Je suis le dieu des sommets déchus
Je suis le maître des pensées libres
Je suis le ruisseau des joies limpides.

Quand je lâche mes yeux sur la foule
Elle se fige comme un oiseau
Et autour de moi tel qu’un poteau
Elle se tient muette sans houle
La foule comme un oiseau figée
Et je la balaie comme un déchet.

1935


Alexandre VVEDENSKI

Dommage que je ne sois pas une bête
qui s’élance sur la sente bleue,
qui se dit : crois-moi de tout ton être,
et à l’autre soi-même : attends un peu,
dans la forêt nous irons ensemble
pour observer les feuilles insignifiantes.

Dommage que je ne sois pas une étoile
qui s’élance dans la voûte comme un bolide,
en quête d’un nid qui lui aille
elle se trouve soi-même – et une eau terrestre vide;
nul ne l’entend jamais grincer car sa mission
c’est d’encourager par son silence les poissons.
Et je fais la doléance aussi
de n’être pas un hortensia, un tapis.

Dommage que je ne sois pas un toit
qui se défait petit à petit,
qui est détrempé par la pluie
et vers qui la mort ne se presse pas.
Ça me déplaît d’être mortel,
de n’être pas vraiment défini,
c’est bien mieux croyez-moi moins cruel
d’être particule du jour, unité de la nuit.

Dommage que je ne sois pas un aigle
qui vole de cime en cime
et dont l’esprit imagine
l’homme observant les lointaines verstes.
Vent, nous irons nous asseoir encore
sur ce caillou qui est la mort.
Dommage que je ne sois pas un calice,
la compassion et la pitié,
dommage que je ne sois pas en lice
une futaie qui de son feuillage s’est armée.
C’est dur d’être avec les minutes
qui m’embrouillent de leurs disputes.
C’est incroyablement vexant
d’être si visible à tout instant.
Et je fais la doléance aussi
de n’être pas un hortensia, un tapis.

Ça m’effraie que portant mon regard
sur deux choses identiques
je ne voie pas qu’avec ferveur
à être semblables elles s’appliquent.
Je vois le monde défiguré travesti,
j’entends des lyres assourdies,
alors prenant par son bout une lettre
je soulève le mot armoire
puis je pose l’armoire par terre –
pâte épaisse de la matière.

Dommage que je ne sois pas un aigle
qui vole de cime en cime
et dont l’esprit imagine
l’homme observant les lointaines verstes.
Ça m’effraie que toute chose se délabre
et que je n’en sois pas l’exception rare.
Vent, nous irons nous asseoir encore
sur ce caillou qui est la mort.
Partout l’herbe croît comme une bougie
et l’instant balance les arbres.
Dommage que je ne sois pas une graine,
ça m’effraie de n’être pas fertile.
Le ver de terre rampe à la traîne,
porteur d’un son monocorde.
Ça m’effraie d’être une inconnue.
Dommage que je ne sois pas le feu.

                      fin 1933-début 1934


Nikolaï  Oleïnikov

Derrière les collines le soleil s’est enfoui.
Un lèche-bottes creuse une fosse dans la nuit.
Qui peut dire si oui ou non
il y réussira.
Qu’importe, le bonheur n’existe pas.

(1931)

 

Eloge des inventeurs

Loués ceux qui inventent
de petits et drôles d’objets :
pinces à sucre et à linge ou fume-cigarettes,
loué celui qui imagina
de mettre un tampon sur les papiers,
qui à la théière ajouta nez et couvercle,
qui le premier fit en caoutchouc les tétines,
qui inventa les pâtes et la semoule anglaise,
qui avec une tisane de framboise
fit la chasse aux rhumes et angines,
qui fabriqua le poison tueur des punaises.
Loué celui qui le premier baptisa chats et chattes
de noms d’homme ou de femme,
qui donna des noms de fossoyeurs et bûcherons
aux insectes,
qui orna les cuillers de lettres et monogrammes,
qui divisa les Grecs
en Grecs anciens et tout simplement Grecs.
Vous les techniciens créateurs du piège à papillons,
vous les mathématiciens qui nous apprirent
à compter les allumettes,
vous les inventeurs d’attaches, glissières et boutons,
et toi le père de la sauce vinaigrette !
Vos idées,vos prodigieuses babioles
sont pour moi le bien le plus riche,
elles enchaînent les yeux, l’esprit et le cœur…
Loué celui qui à l’image du lion fit le caniche,
et celui qui inventa cette fonction : contrôleur !

(1932)


Nikolaï  Zabolotski

Le visage du cheval

Les animaux ne dorment pas. Partout sur terre
ils se dressent la nuit en muraille de pierre.

La vache, tête fuyante,
fait bruisser la paille avec ses cornes lisses.
Ecartelées ses pommettes séculaires
par un front bien trop pesant,
voilà que ses yeux bégaient
et non sans mal tournent en rond.

Plus beau et intelligent, le visage du cheval.
Il entend les pierres, les feuilles qui parlent,
il saisit le cri des bêtes sauvages
et les trilles du rossignol dans la forêt sans âge.

Il sait tout, mais à qui pourrait-il
raconter ses visions sans égal ?
Nuit profonde. Au firmament
montent et se regroupent les étoiles.
Et le vent joue avec les poils légers
du cheval de faction, tel un chevalier.
Ses yeux brûlent – deux mondes immenses –
et sa crinière ondoie comme une pourpre impériale.

Si seulement l’homme pouvait voir
le visage envoûtant du cheval,
il s’arracherait la langue, si impuissante,
pour la lui donner. Vraiment, n’est-il pas digne
de parler, le cheval prodigieux ?
Nous entendrions ses paroles,
ses mots plus ronds que des pommes. Epais
comme un miel ou comme un lait qui monte.
Des mots plus perçants qu’une flamme
et qui venus incendier la chaumière de l’âme
éclairent son pitoyable décor.
Des mots qui ne pourraient pas mourir
et que nous tresserions dans nos chants.

Mais l’écurie s’est vidée,
les arbres se sont égaillés,
un matin chétif emmaillote les collines
et ouvre les champs aux travaux.
Encagé dans les brancards le cheval
tire à grand-peine un chariot couvert,
en regardant d’un œil résigné
ce monde mystérieux et figé.

1926-1927

 

Igor  BAKTÉREV

Le petit vieux qui se (sus)pendit
en guise de lustre

Doucement dans ma chambre les portes s’ouvrent
Doucement dans ma chambre des petits vieux s’engouffrent.
La rumeur de la brise à la fenêtre ouverte
Par la fenêtre ouverte les voix des concierges.
Et à pas de loup les petits vieux se glissent vers la fenêtre
En tirant de leur poche des petites cuillères
Et dans ces cuillères sont assis des moineaux
Petits oiseaux à longue queue et au visage rigolo.
Voici qu’un moineau vole en petits cercles égaux
Et en volant il gazouille des paroles d’oiseau :
Nos zézoles c’est pas pour vous
Vos durs sols c’est pas pour nous
Comme des vrimes nous voulons zoler
Nous ne vous laisserons pas désailer.
Un petit vieux alors
S’est mis à voler derrière le moineau
En agitant sans cesse sa cuillère là-haut
Mais après trois petits tours trop fatigué
À un crochet du plafond le petit vieux s’est agrippé.
Comme un lustre il restait suspendu pendant des heures
Sous sa moustache dormait le moineau gazouilleur.
Plus de voix, de rumeur, à la fenêtre le silence,
Doucement dans ma chambre le petit vieux se balance.

1930