Andreï VOZNESSENSKI
(1933-2010)
Goya
Moi
Goya.
Guerriers et corbeaux à coups de bec d’obus
ont creusé mes orbites sans vergogne
Moi le grave
Moi la guerre
À plein gosier, l’agonie des villes en 41
sous la neige qui dégringole
Moi le glas
Moi la gosse
Pendue, son corps au-dessus de la place nue
comme une cloche sans gorge
O grappes
Du châtiment ! Je crache vers l’occident
les cendres de l’agresseur-gorgone !
Et au mémorial du ciel j’enfonce
des étoiles
De gloire.
Moi
Goya
1959
Cette poésie emblématique de Voznessenski est engendrée par le nom même de Goya, ce que nous avons tenté de rendre en français. Comme dans l’original russe, le G initie les substantifs des vers courts et d’autres, tandis que le son GO se retrouve toujours à la rime. Il en va de même de la trame allitérative, caractéristique de ce poète.
Goya lu par Voznessenski
Гойя
Я – Гойя!
Глазницы воронок мне выклевал ворог,
слетая на поле нагое.
Я – горе.
Я – голос
Войны, городов головни
на снегу сорок первого года.
Я – голод.
Я – горло
Повешенной бабы, чье тело, как колокол,
било над площадью голой…
О грозди
Возмездия! Взвил залпом на Запад -
я пепел незваного гостя!
И в мемориальное небо вбил крепкие
звезды –
как гвозди.
Я – Гойя.
L’automne à Sigulda
Le train déjà m’emporte ailleurs,
adieu
Adieu mon été
je m’en vais,
on a cloué les volets
les marteaux frappent comme un deuil,
adieu
Mes bois ont perdu leur toison,
abandonnés et tristes
comme l’étui d’accordéon
emportée la musique
Les hommes
les hommes aussi se vident,
nous nous retirons,
c’est la vie,
des murs,
des mères
et des femmes,
depuis des siècles, quoi qu’on fasse
Adieu maman
tu te colles à la vitre
transparente comme une chrysalide,
tu dois être encore fourbue ce soir,
viens donc t’asseoir
Amis et ennemis, salut
good bye,
hors de moi, Dieu sait où,
vous vous sauvez à toute allure,
comme moi je file hors de vous
Adieu ma patrie, pas de larmes,
je serai saule ou voie lactée,
je ne quémande rien ni ne réclame,
merci, la vie, d’avoir été
Au tir je voulais que mes balles
fassent 100 sur 10 dans la cible,
merci d’avoir visé mal
Mais trois fois plus merci
pour ce don enfoncé un beau jour
entre mes côtes translucides, comme
dans un gant de caoutchouc
le poing rude et grossier d’un homme
Andreï Voznessenski ― sera !
Mais n’être qu’un mot, une bulle,
n’être encore qu’Andriouchka
contre ta joue qui brûle…
Merci de t’avoir rencontrée
dans le bois d’automne, indocile,
ton chien refusait d’avancer,
tu m’as dit quelques mots,
merci
Merci pour l’automne où j’ai pu renaître
merci de m’avoir expliqué à moi-même,
la proprio nous réveillait à l’aube,
et le dimanche un disque rauque
aux airs canailles et lascifs,
merci
Mais voici que tu pars, tu pars
tel un train qui s’éloigne, tu pars,
de mes pores vides tu pars,
l’un à l’autre enlevés nous partons,
étions-nous si mal dans cette maison ?
Nous nous répéterons, je sais,
dans les amis et l’herbe fraîche,
tel ou tel nous remplace vite,
« la nature a horreur du vide »
Merci pour les feuilles enfuies,
des millions viendront à leur suite,
pour vos us et vos lois, merci
Mais une femme court sur la pente,
derrière le train feuille ardente…
De moi
ayez merci !
***
Vois donc comme innombrable
le mal s’est répandu…
Mais nous sommes mortels, que diable,
et nous n’aurons pas tout vu.
Vois les champs de bleuets frileux
qui tiennent à peine debout…
Mais nous sommes mortels, grâce à Dieu,
et nous n’esquinterons pas tout.
Au magasin
Les muets qu’on empile,
Les muets crient, pour sûr.
Les monnaies face ou pile
S’enlisent dans la sciure.
Protestant en colère
Que tout ça c’est des contes,
La caissière a tout l’air
D’une pâte qui monte.
Et soudain sur le lard,
Sur les choux et les hommes,
Flotte une odeur de larmes,
On dirait de l’ozone.
O senteur lacrymale
De ce meuglant concert !
Nu-tête, un animal
Par gestes vocifère.
Un autre, les mains pleines
De denrées ordurières,
Rugit en Beethoven
Hirsute et terre-à-terre.
Sur la caisse damnée
Brisant paumes et tête,
Hurle ma destinée
Sourde-muette !
Louchant et grimaçant,
Recherche la caissière
Sur un billet de cent
L’effigie familière.
Mais non,
pas de Lénine.
La coupure est bien fausse…
Seuls les comptoirs s’alignent.
Les hommes et les sauces.
La nostalgie de notre âge
Pour quelqu’un d’autre, je ne sais ―
moi, je ressens jusqu’à la rage
non la nostalgie du passé,
mais la nostalgie de notre âge.
En quête de Dieu, un novice
trouve son prieur sur la marche,
mais je veux seul, sans bons offices,
accéder au vrai de notre âge.
Comme si, pour que se dénoue
ma faute ou bien celle d’un tiers,
je tombais dans l’herbe à genoux…
J’ai nostalgie de la vraie terre.
Toi et moi, nul ne nous sépare.
Mais quand tu sombres dans mes bras
je t’étreins avec désespoir,
croyant qu’on t’en arrachera.
Dans l’atelier où je m’affaire
la solitude retentit.
Non, ce n’est pas l’art qui m’enfièvre
mais le présent et l’authentique.
Lorsque d’infamie nous asperge
un copain qui s’est avachi,
c’est l’original que je cherche,
du vrai seul j’ai la nostalgie.
Tout est plastique, jusqu’aux pelures.
Assez vécu comme une esquisse !
Pour toi et moi pas de futur.
Mais là-bas, cette petite église…
À la mafia des imbéciles
qui voudraient se payer ma gueule
je dis : « La connerie c’est fossile,
car la raison gagne en vigueur ».
Le robinet crache sa rouille,
une rouille bien macérée,
le robinet crache une eau rousse ―
j’attendrai que coule la vraie.
Ce qui fut s’enfuit. Bon voyage !
Mais, comme on rumine un secret,
j’ai la nostalgie de notre âge
qui vient. Et que je ne verrai.
Ce poème est articulé par le mot настоящее
qui signifie à la fois « présent » et « vrai, authentique »,
consonnant par ailleurs richement avec ностальгия,
« nostalgie ».
Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés
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