Boris Sloutski

Boris SLOUTSKI  (1919-1986)

Les chevaux dans l’océan

 

Les chevaux nagent, bien sûr.
Mais plutôt mal. Et jamais trop loin.

Gloria, sur les mers d’azur,
Est un nom qui sonne bien.

Et comme un champ qu’on laboure,
Le fier navire fendait les flots.

Dans sa cale, nuit et jour,
Piétinaient mille chevaux.

Mille chevaux ! Quatre mille fers !
Pourtant la chance leur fit défaut.

À des lieues et des lieues de la terre
Une mine perça le bateau.

Et les bêtes de nager en groupe,
Les hommes ayant pris les canots.

Que faire si les chaloupes
N’ont pas de place pour les chevaux ?

Sur l’océan flottait une île,
Une île rousse flottait en mer.

Nager leur semblait d’abord facile,
Et l’océan rien qu’une rivière.

Mais devant, ni berge ni rivage…
Ils hennirent soudain, protestant

Contre la force sauvage
Qui les entraînait dans l’océan.

Et toujours hennissant ils coulèrent
Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un.

Voilà, c’est tout. Mais mon cœur se serre
Quand je pense à leur destin.

 

Le souvenir

J’ai porté des médailles.
Ensuite, j’en ai porté les barrettes,
puis seulement les traces de ces barrettes.
Quand ma vareuse jusqu’à la corde fut usée,
par une simple veste je l’ai remplacée.
Mais la veuve de Kovaliov se souvient,
et le sillon des larmes, c’est le souvenir de lui :
tant d’années sans qu’elle l’oublie !
À quoi bon y aller ? Pourtant il le faut bien.
Je vais la voir. J’achète des fleurs en chemin.

Maria Pétrovna, toujours en deuil,
me dit quelques mots sur le seuil.
J’essaie de m’asseoir le dos au portrait,
mais au-dessus de moi se tient sans arrêt
l’époux de Maria Pétrovna,
Kovaliov mon ami,
pas encore tué, plein de vie.

On verse du thé dans un verre miroitant.
Puis on boit le thé. Machinalement.
Assis à la table,
je la regarde dans les yeux.
Avec décence, je plaisante un peu.
Je donne des conseils pleins de raison ―
au bord de deux yeux,
deux abîmes profonds.
Et l’ayant consolée comme j’ai pu,
je regagne la rue.

 

Dieu

Nous vivions dans la main de Dieu.
Il ne nous lâchait pas des yeux.
Non pas dans le lointain d’azur,
On le voyait grandeur nature,
Vivant. En haut du mausolée.
Plus sagace mais plus mauvais
Que l’autre, par là-bas,
Qui a nom Jéhovah…

Tous vivions dans la main de Dieu,
Qui ne nous lâchait pas des yeux.
Un jour je marchais dans l’Arbat.
Dieu y passa dans cinq autos.
Près de lui, en manteaux grisâtres
Et sous la peur courbant le dos,
Sa garde rapprochée tremblait.
Était-il tôt ou déjà tard ?
Un jour livide se levait.
Dieu jeta un cruel regard.
Et sagesse aussi
de ces yeux
Qui voient toute chose
et transpercent.

Nous vivions dans la main de Dieu.
Tous à côté de Dieu, ou presque.

** Arbat (prononcer « Arbate »), rue et quartier du vieux Moscou.

 

Le réenterrement de Khlebnikov

On réenterre Khlebnikov :
froidure, venture et givrure.
Quelques gens, rien de plus, sauf
venture, givrure et froidure.

Et les têtes découvertes
se penchent sur les deux mètres
de la fosse creusée là :
nous sommes venus pour ça.

Ancien faune, ancien génie,
ancien démon, ancien dieu,
Khlebnikov longtemps pourri ―
de la poussière, juste un peu.

Exhumé près de Novgorod,
remis en terre à Moscou…
Le réenterrement s’accorde
au réel mieux qu’aux rêves flous.

Un petit tas de gens transis
se serre auprès du tas de poussière.
Janvier nous perce, le maudit,
il gèle les mains, brûle la chair !

Les voici, les rares lecteurs
de ses livres peu nombreux,
les touchants admirateurs
qui s’y retrouvent un peu.

Avant de l’enfouir pour toujours
nous allons faire des discours,
et près de la fosse ouverte
nul ne se couvre la tête
dépouillée, gelée aussi ;
avant de l’ensevelir
nul de nos aigles ne veut couvrir
son crâne chauve, ses cheveux gris.

Et sautant d’une patte sur l’autre
les vieux aigles se blottissent,
et le froid transperce leurs côtes
tant que les louanges retentissent.

Assez de cet hiver barbare !
Instant, suspends-toi un instant !
J’ai l’habitude depuis longtemps
que mon esprit de tout s’empare :

le cimetière au nom fameux,
les oreilles rouge bleu,
les roses et les discours,
et puis le gel, le gel toujours !

Non, tant que je reste en vie,
tant que mon existence est sauve,
impossible que je l’oublie
le retour
de Khlebnikov ―
des cendres à la terre,
des sons au langage.

Ma mémoire, rien ne l’arrache.

* Vélimir Khlebnikov fut réinhumé en 1960 au cimetière Novodiévitchi, le Père Lachaise russe.

 

***

Dans vos rondes j’ai déjà trop dansé.
Assez plongé dans vos mares et puits.
Je crois que pour m’être de tout cela mêlé
J’ai dû payer une moitié de vie.

J’étais dans le jeu. Me voici hors jeu.
Vos mots croisés j’ai fini de les faire.
Je réclame divorce et rupture des vœux,
Avec le droit de filer aux enfers.

 

Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés