L’homme, le poète, l’acteur

VLADIMIR VYSSOTSKI
L’HOMME, LE POÈTE, L’ ACTEUR

 

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                                   avec Marina Vlady

 

En France, c’est Marina Vlady, sa dernière femme, qui l’a fait connaître avec un poignant livre de souvenirs Vladimir ou Le vol arrêté (Fayard, 1987). Yves Gauthier vient de publier chez Transboréal Un cri dans le ciel russe, un essai biographique « accompagné de miscellanées ludiques ». 
 Toutefois, le barde et le comédien Vladimir Vyssotski (1938-1980) reste méconnu dans l’univers francophone, alors qu’en Russie il continue de figurer parmi les personnages les plus populaires du vingtième siècle.

Le livre présenté ici (publié en 1990) se divise en 4 parties :

• « Tel qu’en lui-même » (réponses de Vyssotski à des enquêtes ou interviews ; propos sur la chanson, le théâtre, etc.)
• « De poète à poète » (Vers de poètes et chanteurs dédiés à Vyssotski)
• « Dans la mémoire des autres » (souvenirs de parents, proches, comédiens et cinéastes sur lui).
• Chansons et poèmes (choix bilingue d’une quarantaine de chansons).

Notons qu’en russe le parolier s’appelle « poète », et les paroles de toute chanson sont dites « vers ». Mais le débat, comme sous d’autres latitudes (on vient d’en avoir un aperçu avec la polémique autour de Bob Dylan choisi comme prix Nobel de littérature en 2016), reste ouvert. Pour faire court et pour en rester aux premières lettres de l’alphabet (Vyssotski commence en russe par un «B», troisième caractère cyrillique) : Brel et Vyssotski doivent-ils être placés dans le même « répertoire » que Baudelaire et Breton, Blok et Brodski ? Débat interminable, que chacun doit trancher pour lui-même. Pour ma part, je suis plutôt de l’avis de Milan Kundera qui s’oppose à ce que l’on mette « un signe d’égalité » entre, par exemple, Bach et le rock, Proust et les bandes dessinées, tous pêle-mêle dans un « immense et absurde dépôt des œuvres ».

EXTRAITS

 

***

     Dates et chiffres fatidiques

Ecoutez cette chanson


Celui dont la mort fut tragique est un poète, un vrai,
Encore plus si c’était exactement son terme :
Au chiffre 26 l’un marcha droit vers le pistolet,
L’autre choisit la corde à l’hôtel d’Angleterre.

À 33 le Christ… Lui aussi était un poète :
« Tu ne tueras point ! » – Mais on lui cloua les mains
Pour qu’il ne glisse plus des idées dans les têtes,
Pour qu’il ne puisse écrire et pour qu’il pense moins.

Au chiffre 37 je suis dégrisé et chancelle,
Et même à cet instant j’en ai un grand frisson :
Pouchkine, à ce chiffre arrivé, se trouva un duel,
Maïakovski colla bien sa tempe au canon.

À 37 arrêtons-nous. Oui, Dieu en a de bonnes :
Perfide, il vous dit sans détour « ou bien, ou bien ! »
Sur cette frontière sont tombés Rimbaud et Byron,
Mais ceux d’aujourd’hui l’ont franchie sans mal aucun.

Le duel n’eut pas lieu, ou fut remis sans coup férir ;
À 33 on les crucifia, mais sans insister,
À 37, au lieu du sang (du sang, vous voulez rire !),
Juste d’un peu d’argent leur tempe s’est tachée.

« Pas de courage pour une balle, hein ? Rien dans le ventre ! »
Patience, les hystériques et les tordus !
Les poètes marchent toujours sur des lames tranchantes
Et blessent jusqu’au sang leur cœur, leur âme nue !

S’il a le cou beaucoup trop long, la conclusion s’impose :
Au couteau le poète, raccourcissez-le !
Mais suspendu à la pointe, c’est son apothéose :
Heureux d’être écorché parce que dangereux.

Je vous plains, fanas des chiffres et dates fatidiques –
Languissez comme les captives d’un harem !
Le temps de vie se rallonge et par ceci tout s’explique :
La mort des poètes est repoussée de même.

1971

(La première strophe fait allusion aux poètes russes
Lermontov et Essénine)

 

Je n’aime pas

Je n’aime pas que l’issue soit fatale,
Car de la vie je ne suis jamais las.
Je n’aime pas les saisons où j’ai mal,
Ni celles où tenacement je bois.

                           Hamlet au théâtre Taganka

Je n’aime pas non plus le froid cynisme,
Et l’exalté ne me paraît pas drôle.
Je n’aime surtout pas qu’un autre lise,
Non, mes lettres par-dessus mon épaule.

Je n’aime pas – à moitié, à mi-mot,
Ni quand on vient vous couper la parole.
Je n’aime pas qu’on tire dans le dos,
Ni qu’à bout portant on vous dégringole.

Je déteste les ragots, les cabales,
Les lauriers piquants, le doute et son ver,
Ou bien tout le temps à rebrousse-poil,
Ou bien quand le fer entaille le verre.

Je n’aime pas l’assurance repue,
Il vaut mieux sans frein plonger dans l’erreur.
Le mot « honneur », hélas, n’existe plus,
La calomnie par contre est à l’honneur.

Je ressens peu de pitié, quand j’y pense,
Face aux ailes brisées : je n’aime pas
La violence, mais pas plus l’impuissance.
Je n’ai pitié que du Christ sur la croix.

Je n’aime pas que la frousse m’entame,
J’ai horreur qu’on frappe les innocents.
Je n’aime pas quand on m’entre dans l’âme,
Et surtout si c’est pour cracher dedans.

Je n’aime pas manèges et arènes,
Où on essaie de jouer au plus malin.
Même si de grands changements surviennent,
Je n’aimerai jamais ça, c’est certain !