Linguistique & Poétique

LINGUISTIQUE ET POÉTIQUE
Choix d’études et essais de linguistes et poéticiens russes
consacrés à la théorie de la littérature.

 

COMMANDER


Youri Lotman

En voici le sommaire :

  • Andreï Biély. La perception visuelle de la nature chez Pouchkine, Tiouttchev et Baratynski
  • Victor Vinogradov. Tâches de la stylistique
  • Grigori Vinokour. Poétique, linguistique et sociologie
  • Lev Stcherba. Le « Pin » de Lermontov comparé à son prototype allemand
  • Youri Tynianov. Sur Khlebnikov
  • Mikhaïl Gasparov. Boris Yarkho et la théorie de la littérature
  • Boris Yarkho. Méthodologie de la science exacte de la littérature
  • Grigori Vinokour. La notion de langue poétique
  • Andreï Zalizniak, Viatcheslav Ivanov, Vladimir Toporov. De la possibilité d’une analyse typologique 
 structurale de certains systèmes sémiotiques modelants
  • Mikhaïl Panov. La stylistique
  • Youri Lévine. Structure de la métaphore russe
  • Viatcheslav Ivanov. De l’emploi des méthodes exactes dans l’étude de la littérature
  • Sergueï Botcharov. Le mot « Мир » dans Guerre et paix
  • Dmitri Chmélev. Le parallélisme asymétrique dans la langue 
 
 poétique
  • Mikhaïl Gasparov. L’opposition « vers/prose » dans la genèse de 
 
 la versification russe
  • Youri Lotman. Sur deux modèles de communication dans le système culturel
  • Boris Ouspenski. Problèmes de composition dans la poésie de Khlebnikov
  • Sergueï Guindine. L’apport de Valéri Brioussov à l’étude théorique de la langue poétique russe
  • Natalia Kojevnikova. Sur les procédés d’organisation du texte dans le roman de Boulgakov La Garde blanche.
  • Youri Stépanov. Affinité de la théorie du langage et de la théorie de l’art à la lumière de la sémiotique
  • Iaak Poldmae. Typologie du vers libre
  • Nina Aroutiounova. Les fonctions syntaxiques de la métaphore
  • Victor Grigoriev. L’attraction paronymique

Youri TYNIANOV

Sur Vélimir Khlebnikov

1

Quand on aborde Khlebnikov, on peut laisser de côté symbolisme, futurisme et même langage transmental (« zaoum »). Parce que, jusqu’à présent, on a parlé moins de Khlebnikov que de « et Khlebnikov » : « Le futurisme et Khlebnikov », « Khlebnikov et le zaoum ». il est plus rare d’entendre « Khlebnikov et Maïakovski », bien qu’on l’ait dit, mais on entend assez souvent : « Khlebnikov et Kroutchonykh ».
Rien n’est plus faux. Premièrement, le futurisme et le « zaoum » ne sont pas de simple valeurs, mais plutôt des appellations conventionnelles qui recouvrent des phénomènes différents, des unités lexicales réunissant des mots distincts, une sorte de nom porté par divers parents et proches, voire par des homonymes. Ce n’est pas en vain que Khlebnikov se qualifiait lui-même de futurien ou seranien (non pas futuriste), et ce n’est pas un hasard si le terme ne s’est pas ancré.
Deuxièmement, et c’est l’essentiel, toute généralisation est effectuée selon des critères distincts aux différentes époques. Il n’existe pas de visage, d’homme en général : on fait partie de telle école en fonction de l’âge, de telle compagnie militaire en fonction de la taille. Un homme figure dans des colonnes différentes selon qu’il est appréhendé par les statistiques militaires, médicales ou sociales. Le temps passe et modifie les généralisations, les synthèses, jusqu’à ce que vienne enfin une époque qui demande à s’incarner dans un visage. Pouchkine a été défini comme le poète du romantisme, Tioutchev comme celui de l’« école allemande ». C’était plus clair ainsi pour les critiques et plus commode pour les manuels. Les courants se divisent en écoles, celles-ci en cercles plus étroits.
En 1928, la poésie, la littérature russe veut voir Khlebnikov. Pourquoi ? Parce que c’est un « et » beaucoup plus vaste qui brusquement a surgi : « La poésie moderne et Khlebnikov », tandis que mûrit un autre « et » : « La littérature moderne et Khlebnikov ».

2

À la mort de Khlebnikov, un critique fort circonspect avait qualifié, peut-être justement par prudence, tout ce que le poète a écrit de « tentatives saugrenues pour renouveler la langue et le vers », en déclarant inutile sa « poésie non poétique », et pas seulement au nom des conservateurs littéraires. Tout dépend évidemment de ce que le critique entend par « littérature ». S’il désigne par là la périphérie de la production littéraire et journalistique, la légèreté des idées timorées, il avait raison. Mais il existe une littérature en profondeur, une lutte des plus âpres pour une vision neuve, avec ses réussites stériles et ses « erreurs » conscientes, nécessaires, avec ses révoltes décisives et ses pourparlers, ses batailles et ses morts. Et les morts ne sont pas ici métaphoriques, mais véritables. Ce sont des morts d’hommes et de générations.

3

On s’imagine communément que le maître déblaie le terrain pour l’accueil de ses disciples. C’est en réalité l’inverse qui se produit : Feth et les symbolistes ont préparé l’accueil et la compréhension de Tioutchev. Ce qui chez ce dernier semblait audacieux mais inutile à l’époque de Pouchkine, parut « illettré » aux yeux de Tourguéniev : il corrigeait Tioutchev, la périphérie poétique nivelait le centre. Il a fallu attendre les symbolistes pour restituer le sens véritable des « fautes » métriques de Tioutchev. C’est ainsi, à en croire les musiciens, que l’on a corrigé les « fautes » et les « inepties » de Moussorgski, encore à moitié édité aujourd’hui. Toutes ces prétendues fautes sont du même ordre que la transcription phonétique vis-à-vis des normes orthographiques énoncées par Grot. Il se passe de nombreuses années de travail occulte, souterrain, avant que le principe de fermentation ne surgisse à la surface comme « phénomène ».
La voix de Khlebnikov s’est déjà fait entendre chez les poètes actuels : elle a aidé la poésie des uns à fermenter et a fourni des procédés particuliers à d’autres. Les élèves ont préparé l’avènement du maître. L’influence de sa poésie est désormais un fait accompli. Celle de sa prose limpide est encore à venir.

4

Verlaine distinguait la « poésie » de la « littérature » dans les vers. Peut-être existe-t-il une « poésie poétique » et une « poésie littéraire ». En ce sens, bien que la poésie actuelle s’en nourrisse secrètement, la poésie de Khlebnikov est peut-être plus proche, par exemple, de la peinture moderne que des poètes d’aujourd’hui (il va de soi que je ne parle pas de la poésie actuelle dans son ensemble, mais du puissant courant qui a soudainement fait irruption dans la poésie moyenne des revues). Quoi qu’il en soit, c’est la poésie actuelle qui a préparé l’avènement de Khlebnikov dans la littérature.
Comment s’accomplit la « littérarisation », l’entrée de la poésie poétique dans la poésie littéraire ? Baratynski écrivait :

La pensée s’incarne d’abord
Dans le vers concis du poète,
Comme une fille, obscure encore
Aux yeux de la foule distraite.
Ensuite elle prend son essor,
Souple et loquace, ― et nous charmant,
De tous côtés paraît alors
Telle une femme, savamment,
Dans la prose ample du roman.
Plus tard, vieille pie indiscrète,
Elle crie comme une effrontée
Et dans les débats des gazettes
Accouche de banalités.

Si on laisse de côté le ton réprobateur et sarcastique du poète aristocrate, il reste une formule, une des lois littéraires. La « fille » préserve sa jeunesse malgré la prose du roman et les polémiques des revues. Simplement, elle a cessé d’être obscure aux yeux de la foule distraite.

5

Nous vivons une époque grandiose. Qui pourrait en douter sérieusement ? Mais beaucoup mesurent encore les choses selon des critères vétustes ou trop bornés, « domestiques ». Il est ainsi difficile de tout apprécier à sa juste valeur. Dostoïevski écrivait à Strakhov, à propos du livre de ce dernier sur Léon Tolstoï, qu’il était d’accord en tout avec lui, à cette nuance près que Tolstoï n’avait rien apporté de neuf à la littérature. À cette époque, Guerre et paix avait déjà paru. Selon Dostoïevski, ni Tolstoï ni lui-même, ni Tourguéniev ni Pissemski n’avaient fait œuvre novatrice. Seuls Pouchkine et Gogol y étaient parvenus. Dostoïevski ne disait pas cela par modestie. Il se servait de critères trop larges et surtout, chose essentielle, il est difficile d’apprécier la véritable valeur de sa propre époque, encore plus d’y apercevoir l’inédit. Ce sont les siècles qui doivent trancher ; les contemporains ont toujours un sentiment d’échec, la littérature de leur temps ne semble pas réussie, d’autant plus infructueuse qu’elle est novatrice. Voyez ce que Soumarokov, auteur doué, disait du génial écrivain Lomonossov : « pauvreté des rimes, difficulté de compréhension suite à la mauvaise séparation des lettres et de la prononciation, impureté de la versification, obscurité du style, violation de la grammaire et de l’orthographe, et tout ce qui choque une oreille sensible et heurte un goût non corrompu ». Soumarokov avait choisi ces vers pour devise :

Toujours en poésie l’excès est moisissure :
Aie des dons et de l’art, et de l’assiduité.

Les vers de Lomonossov étaient et sont restés inintelligibles, « dénués de sens » en raison même de leur « excès ». C’était un échec. Pourtant, Lomonossov a nourri de sa sève la littérature du XVIIIe siècle, en particulier Derjavine. La poésie russe, sans en exclure Pouchkine, s’est alors formée dans la lutte entre Soumarokov et Lomonossov. Aux années 1820, Pouchkine lui refuse par diplomatie les honneurs « d’écrivain à la mode », mais il l’étudie attentivement. Lermontov ne négligera pas non plus les strophes de Lomonossov, dont retrouve ça et là les retombées dans la poésie du XIXe siècle.
Sans la chimie, sans la grande science qui sont attachées à l’image de Lomonossov, celui-ci serait sans doute tombé en disgrâce en tant que phénomène poétique. Il ne faut pas craindre de regarder les choses en face : le grandiose échec de Khlebnikov était verbe nouveau en poésie. On ne saurait encore prédire l’ampleur de son influence fermentative.

6

Khlebnikov n’ignorait pas son propre destin. Et il ne redoutait pas le rire. Dans Zanguézi, drame romantique (au sens de Novalis), où les calculs mathématiques constituent un matériau poétique neuf, où chiffres et lettres sont liés à la destruction des villes et des royaumes, la vie du poète nouveau au chant des oiseaux, tandis que le rire et la détresse alimentent une grave ironie, Khlebnikov fait entendre les voix de ses critiques parmi celles des passants :
― Un idiot ! Le sermon d’un idiot des bois !
― Il a pourtant l’air sympa. Un peu efféminé. Mais il ne tiendra sans doute pas.
―Un papillon, c’est ce qu’il voudrait être, ce gros malin !
―C’est du brut, son sermon. Un tronc pas taillé.
―Mais il ment divinement. Comme un rossignol la nuit.
―Allez, quelque chose de terrestre ! Assez de ciel ! Fais-nous danser !
―Penseur, amuse-nous un peu. La foule veut s’amuser. Eh oui, mon vieux, on vient de bouffer.
Et le penseur répond : « J’suis comme ça ».

7

Khlebnikov dit dans le même drame :

Il me faut, papillon entré
Dans la chambre de la vie humaine,
Laisser l’écriture de ma poussière,
Mon parafe de captif aux sombres fenêtres.

L’écriture de Khlebnikov ressemblait effectivement à la fine poussière que laisse un papillon. Le prisme enfantin, l’infantilisme du mot poétique s’incarnent dans ses vers non pas sur le plan « psychologique », mais dans les éléments mêmes du texte, dans les moindres fragments verbaux et syntaxiques. Enfant et sauvage, le nouveau poète était venu soudainement mélanger les « normes » rigides du mètre et du mot. La syntaxe puérile, les infantiles « voici », la fixation de l’alternance momentanée et facultative des séries verbales, tout ceci s’opposait avec l’honnêteté la plus sobre à la phrase littéraire malhonnête qui s’était éloignée des hommes et de l’instantanéité. Il serait vain d’appliquer à Khlebnikov ce mot qui semble lourd de sens à beaucoup : « recherche ». Il ne « cherchait » pas, il « trouvait ».
C’est pourquoi certains de ses vers semblent de simples trouvailles, aussi simples et inimitables que le furent en leur temps certains vers d’Eugène Onéguine :

Que nous regrettons souvent après
Ce qu’avant nous aurions rejeté…

8

Khlebnikov apportait une vision inédite. Le regard neuf tombe simultanément sur divers objets. C’est ainsi que l’on commence non seulement à « vivre par le vers », selon la remarquable formule de Pasternak, mais aussi à vivre par l’épopée. Et Khlebnikov est notre seul poète épique du XXe siècle. Ses petites œuvres lyriques, c’est l’écriture même du papillon, des notes et des observations abruptes, « illimitées », prolongées vers l’infini, qui feront ensuite partie de l’épopée, soit telles quelles, soit sous une forme apparentée.
À ses moments cruciaux, l’épopée surgit du conte. Ainsi était apparu le poème Rouslan et Ludmila qui fraya la voie à l’épopée pouchkinienne et à la nouvelle en vers au XIXe siècle. Ainsi est né le « Rouslan » démocratique, Pour qui fait-il bon vivre en Russie de Nikolaï Nékrassov.
Le conte païen est la première épopée de Khlebnikov. C’est lui qui nous a donné le nouveau « poème léger » au sens prépouchkinien, presque anacréontique (Récit de l’âge de pierre), la nouvelle idylle champêtre (Vénus et le chaman, Trois sœurs, Nostalgie sylvestre). Certes, ceux qui liront Ladomir, La Barque de Razine, Nuit à la veille des Soviets et Zanguézi ne manqueront pas de les considérer de la même façon que les œuvres de jeunesse du poète. Mais cela n’altère en rien leur signification. Cet univers païen qui nous est si proche, qui grouille à deux pas de nous, imperceptiblement fondu à notre campagne et à nos villes, ne pouvait être créé que par un artiste dont la vision verbale était neuve, enfantine et païenne : Des fleurs bleues / Que Lada mit à la boutonnière.

9

Khlebnikov n’est pas un collectionneur de thèmes proposés de l’extérieur. Il ignore sans doute ce qu’est un thème, un dessein fixé à l’avance. La méthode de l’artiste, son visage individuel, sa vision se convertissent eux-mêmes en sujets. Quant à l’infantilisme, l’attitude païenne vis-à-vis du mot, la méconnaissance de l’homme nouveau, ils font naturellement surgir le thème du paganisme. Khlebnikov est seul à « prédire » ses thèmes. Il faut avoir en vue toute la force et l’intégrité de cette attitude pour comprendre comment Khlebnikov, révolutionnaire du mot, a pu « prédire » la révolution dans son poème numérique.

10

Les violentes attaques verbales du futurisme, qui renversaient les notions établies sur la prospérité du mot, sur son évolution lente et logique, n’étaient évidemment pas fortuites. La vision neuve de Khlebnikov, où le petit se mêlait au grand de façon païenne et puérile, ne pouvait pas accepter que la langue épaisse et étriquée de la littérature fasse barrage à ce qu’il y a d’essentiel et de plus intime, que la langue littéraire pèse de tout son « emballage » pour refouler le fondamental et l’instantané, en les déclarant « fortuits », « accidentels ». Et c’est précisément ce fortuit qui constitue l’élément essentiel de l’art aux yeux de Khlebnikov.
Il en va également ainsi dans la science. Les petites erreurs, les « hasards », que les vieux savants expliquaient comme un écart résultant d’expériences imparfaites, donnent l’impulsion à de nouvelles découvertes. Ce qui s’expliquait par l’« expérience imparfaite » se manifeste comme le produit de lois inconnues. En tant que théoricien, Khlebnikov aura été le Lobatchevski du mot : loin de déceler de petites imperfections dans les anciens systèmes, il découvre une nouvelle structure en partant de déplacements fortuits au premier abord.
La nouvelle vision, très intime et presque infantile (le « papillon »), se révèle être une organisation inédite des mots et des choses.
Sautant sur le terme de « zaoum », on s’est empressé de simplifier sa théorie de la langue et de dire que Khlebnikov n’avait fait que forger un « langage phonique dépourvu de sens ». C’est on ne peut plus faux. Toute sa théorie repose sur le déplacement du centre de gravité en poésie ― du son vers la signification. Il n’existe pas pour Khlebnikov de son privé de signification. Le « mètre » et le « thème » ne sont pas des choses sans rapport. L’« instrumentation », qui n’était avant lui qu’onomatopée, est devenue entre ses mains un outil pour changer le sens, pour ranimer la parenté depuis longtemps oubliée d’un mot avec ceux qui lui sont proches et faire surgir une affinité inédite avec des mots plus éloignés.

11

Le « rêveur » ne dissociait pas le quotidien et les rêves, la vie et la poésie. Sa vision s’érigeait en nouvelle structure, et lui-même était un « ingénieur des ponts et chaussées du poétique ». « Il n’y a pas d’ingénieurs de la langue, écrivait-il, car qui irait de Moscou à Kiev en passant par New York ? Mais quelle ligne de la langue littéraire est exempte de pareils voyages ? » Le poète appelle à « faire éclater le silence de la langue, les couches sourdes-muettes du langage ». Ceux qui croient que la langue de Khlebnikov est privée de sens ne voient pas que la révolution est aussi une nouvelle structure. Ceux qui parlent du « non-sens » de la poésie khlebnikovienne feraient bien de reconsidérer cette question. Ce n’est pas un « non-sens » mais un nouveau système sémantique. Lomonossov ne fut pas seul à être considéré comme « dénué de sens » (ce qui provoqua les parodies de Soumarokov) ; il existe aussi des parodies (nombreuses) de Joukovski, où l’on tourne en dérision l’« absurdité » de ce poète qui sert aujourd’hui d’abécédaire aux enfants. Feth n’était qu’absurdité aux yeux de Dobrolioubov. Tous les poètes qui modifiaient, fût-ce partiellement, les systèmes sémantiques, ont été proclamés absurdes, dénués de sens, jusqu’à ce qu’ils deviennent compréhensibles, simplement parce que les lecteurs s’étaient haussés au niveau de leur système sémantique. Les vers du jeune Blok ne sont pas devenus accessibles d’eux-mêmes ; or, qui ne les « comprend » aujourd’hui ? Que ceux qui désirent néanmoins mettre l’accent sur le non-sens de la poésie khlebnikovienne lisent donc sa prose : Nicolas, Le chasseur Oussa-Gali, Ka et autres. Cette prose, sémantiquement limpide comme celle de Pouchkine, les convaincra qu’il ne s’agit nullement de « non-sens », mais d’une organisation sémantique inédite, laquelle donne des résultats différents en fonction du matériau : cela va du « zaoum » khlebnikovien (non pas dénué de sens mais pleinement signifiant) à la « logique » de sa prose.
Il suffit, par ailleurs, d’écrire en iambes irréprochables une phrase pertinemment « dénuée de sens » pour qu’elle devienne presque « intelligible ». Et combien de terribles « absurdités » de Pouchkine, évidentes à son époque, ne se sont-elles pas à demi effacées pour nous à cause de l’habitude que nous avons aujourd’hui de son mètre ? En voici un exemple :

Deux ombres chères, deux anges que le destin
M’avait donnés aux jours anciens…
Mais ailés et brandissant un glaive de feu,
Ils me gardent et se vengent de moi tous deux.

Beaucoup ont-ils pensé que ces ailes sont indûment présentées ici comme un attribut redoutable des anges, car cela s’oppose à leur agréable image, à leur nature foncièrement inoffensive ? Mais combien pourtant cette « absurdité » approfondit et élargit la chaîne des associations… De même paraîtra absurde tout enregistrement délicat et authentique d’une conversation si l’on ne fournit aucune indication « scénique », tandis qu’une versification variable, où se chevauchent par exemple iambes et chorées, terminaisons féminines et masculines, conférera une sémantique, un sens variables même au discours poétique traditionnel.
Chez Khlebnikov il ne s’agit pas d’un collage de toutes sortes de matériaux, mais bien du langage intime d’un homme d’aujourd’hui, qu’on aurait subrepticement entendu dans toute sa soudaineté, dans son mélange de style élevé et de détails domestiques, dans la précision discontinue que confère à notre langue la science des XIXe et XXe siècles, sans oublier l’infantilisme du citadin. On pourra lire dans la présente édition, à propos du poème Gul-Mullah, les commentaires d’un homme qui connut Khlebnikov lors de ses errances en Perse : chaque image momentanée apparaît d’une grand justesse, sauf qu’elle n’est pas « racontée » de façon littéraire mais bel et bien recréée.

12

Les traditions littéraires se retrouvent béantes face à la nouvelle structure khlebnikovienne et au jugement qu’elle implique. Nous avons affaire à un vaste déplacement des traditions. Le Dit de la troupe d’Igor se révèle soudain plus moderne que Brioussov. Pouchkine entre tout transformé dans cette nouvelle structure, non sous la forme des grumeaux pétrifiés et mal digérés dont font parade les stylisateurs :

Ainsi aura voulu le ciel
Servir le mystérieux destin
Pour animer tous les mortels
D’un cri d’amour et de pain.

L’ode de Lomonossov et de Pouchkine, le Dit de la troupe d’Igor et la « Sobakievna » de Nuit à la veille des Soviets, qui fait écho à Nékrassov, sont des traditions « indiscernables », incorporées en tant que telles dans son nouveau système.
La nouvelle structure possède une force contraignante et a tendance à s’étendre. On peut juger de différente façon les recherches numériques de Khlebnikov. Les spécialistes les trouveront peut-être sans fondement, et les lecteurs seulement intéressantes. Il faut cependant un travail obstiné et convaincu de la pensée, une élaboration scientifique du matériau (même si elle est inacceptable pour la science proprement dite) pour que de nouveaux phénomènes surgissent en littérature. L’abîme n’est pas si grand entre les méthodes de l’art et celles de la science. Mais ce qui dans la science possède une valeur en soi, constitue pour l’art un réservoir d’énergie.
C’est précisément parce que sa structure n’était pas restreinte à la littérature, parce qu’elle lui permettait d’appréhender aussi bien la langue du vers que celle des nombres, les bribes de conversation fortuites dans la rue et les événements de l’histoire mondiale, parce que les méthodes de la révolution littéraire et celles des révolutions de l’histoire étaient proches à ses yeux, que Khlebnikov a pu accomplir une révolution en littérature. Peu importe que son poème historico-numérique ne soit pas scientifique et que son point de vue soit simplement poétique : Ladomir, La Barque de Razine, Nuit à la veille des Soviets, le fragment XVI de Zanguézi et Perquisition nocturne sont peut-être ce que la poésie russe a créé de plus important sur la révolution.

Si dans les mains se cachait un coutelas,
Et la vengeance ouvrait des yeux qui débordent,
C’est que le temps avait hurlé : hardi, les gars !
Et le destin obéissant : à vos ordres !

13

Khlebnikov enseigne donc que par ses méthodes la poésie est proche de la science. Comme celle-ci, elle doit s’ouvrir aux phénomènes. Le poète qui considère le mot et le vers comme un objet dont l’emploi lui est connu depuis longtemps (à tel point qu’il en est même un peu lassé), verra également l’aspect irrémédiablement caduc des choses de la vie quotidienne, aussi neuves soient-elles. La position du poète exige ordinairement qu’il regarde les choses de haut en bas (satire), de bas en haut (ode) ou bien les yeux clos (chant). Il est aussi des poètes dont le regard évite les choses, et d’autres qui ne regardent rien de rien. C’est en savant dont l’œil pénètre les processus que Khlebnikov observe les choses comme des phénomènes. Aussi n’y a-t-il pas de choses « basses » et « viles » pour lui. Ses poèmes sur la campagne ne nous la présentent nullement du point de vue d’un estivant (notre « poésie lyrique champêtre »), La trompette de Gul-Mullah ne nous fait pas voir l’Orient en touriste européen : ni condescendance, ni respect excessif. De près et de plain-pied.
C’était dans la nature même de sa langue poétique.
Khlebnikov n’est pas un collectionneur de mots, un propriétaire, un roublard qui fait de l’épate. Tel un savant, il reconsidère les dimensions du langage, les dialectes. Le raklo ukrainien, tout juste bon pour les récits humoristiques, il l’introduit à part entière dans l’ode : « Arsouilles, toqués et gueulards… »
Il n’hésite pas à mêler les notions européennes surannées, caduques, à la langue moderne, en l’étendant ainsi historiquement et géographiquement. Il dispose d’un « observatoire » poétique, non d’une « exploitation » poétique.

14

Le visage poétique de Khlebnikov ne manquait pas de changer : le sage Zanguézi, le païen des forêts, l’enfant poète , Gul-Mullah, prêtre des fleurs, le derviche ourouss, comme on l’appelait en Perse, ne cessait d’être à la fois un ingénieur des ponts et chaussées du mot.
La biographie de Vélimir Khlebnikov ― biographie d’un poète étranger aux livres édités et aux revues littéraires, heureux à sa façon et, à sa façon, malheureux, complexe, ironique, « insociable » et sociable ― s’est achevée tragiquement. Elle est liée à son visage poétique. Pour étrange et frappante qu’ait été la vie de l’errant et du poète, quelque terrible qu’ait été sa mort, la biographie ne doit pas écraser sa poésie. Il ne faut pas se débarrasser de l’homme au moyen de sa biographie, chose fréquente dans la littérature russe. Vénévitinov, poète complexe et singulier, est mort à 22 ans, et depuis on ne se souvient surtout que de cela, qu’il est mort à 22 ans.

15

Il ne faut ranger Khlebnikov dans aucune école, dans aucun courant. Sa poésie est aussi incomparable que celle de tout autre poète. Et on ne peut l’étudier qu’en suivant les voies de son évolution, en retrouvant ses points de départ, en analysant ses méthodes. Car c’est dans ces méthodes que réside la morale du poète nouveau : attention et impavidité. Attention pour le « fortuit » (en fait, le typique et l’authentique), écrasé par la rhétorique et l’habitude aveugle ; absence de crainte face au mot poétique honnête, qui vient sur le papier sans « emballage » littéraire, face au mot nécessaire et irremplaçable « qui ne mendie pas chez les voisins », comme disait Viazemski.
Et si ce mot est puéril, si le mot le plus banal est aussi parfois le plus honnête et le plus franc ? C’est justement en cela que consiste l’audace de Khlebnikov, sa liberté. Toutes les écoles littéraires de notre temps, sans exception, vivent d’interdits : pas ceci, pas cela, c’est banal ou ridicule… Vélimir Khlebnikov, par contre, vivait d’une liberté poétique qui, dans chaque cas concret et précis, était une nécessité.

1928

(Texte écrit comme préface à l’édition des Œuvres de Khlebnikov en cinq volumes, 1928-1933)