Vladimir NABOKOV
(1899-1977)
L’inconnue de la Seine
Ayant hâte que ma vie se dénoue
et ne pouvant plus rien aimer,
sans fin je regarde le masque blanc
de ton visage inanimé.
Dans les cordes et leur lente agonie
j’entends la voix de ta beauté,
toi la plus blême et la plus envoûtante
des foules de jeunes noyées.
Par les sons au moins reste près de moi,
et que d’un sourire moqueur
tes lèvres de gypse aujourd’hui répondent
à ton sort avare en bonheur.
Paupières en relief et immobiles,
cils densément collés… Dis-moi,
se peut-il qu’à tout jamais s’y enferme
ton regard si clair autrefois ?
La croix noire de ton fichu de laine,
épaules et bras maigrelets,
les becs de gaz, le vent, le ciel nocturne
et le fleuve cruel, pommelé.
Qui était-il ton secret séducteur,
je t’en supplie, raconte encore :
le neveu frisotté de ton voisin,
cravate vive, dent en or ?
Ou un habitué des cieux étoilés,
ami du vin et du billard,
tout simplement un rêveur en faillite
comme moi, un maudit fêtard ?
Et comme moi, tremblant de tout son corps,
assis sur son lit maintenant,
dans un monde noir, depuis longtemps vide,
il regarde le masque blanc.
1934
Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés