VERS ANCIENS
1. Quelques poésies écrites en 1978-1985
Aix an XXX : l’exemple
Par exemple la mort
Par exemple le geste
Qui nie et qui se moque
De la fête indigène
Par exemple ce sein
Cette cuisse d’argile
Où le chaos se scinde
Parfois de nostalgie
Et au bout de la langue
L’univers enfin tu
Et puis dans un élan
Les joies sans imposture
Par exemple l’osmose
Du ciel et de la vitre
L’absurde mot-à-mot
Par exemple la vie
*
Desdémone après les psaumes
Il va neiger dans Bethléem
Quand brûlera le dernier psaume
Pas une âme ne sera sauve
Ni la mémoire du réel
Lointains déjà les temps d’Hérode
Mais dans le bleu et dans sa pulpe
Aucune langue ne répugne
À goûter le suc de l’opprobre
Où le vrai cri, les prophéties
Les voix taillées à même l’aube ?
Seule une étoile au flanc de l’Autre
Saigne parfois et nous fait signe
Dans l’angoisse la nuit laboure,
Le chant s’effrite dans nos chairs,
Égarés sur la sente aux chèvres
Toujours les mots cherchent une bouche
Quel trou perdu que l’univers !
Comment vivre, Dieu de Jacob,
Avec le Verbe qui racole
Ainsi que femme vite ouverte ?
Vois l’épi dans les fausses lèvres
L’épée rouillée de l’infini,
Entends l’écho des avenirs
Qui se défont telle une lèpre
Il va neiger dans Bethléem
Quand brûlera le dernier psaume,
Mais Desdémone au cœur de saule
S’obstine à transmuer les haines
L’ange, la bête / lisbeth, an XVI
un bout de ciel parfois suffit
pour que l’esclave en nous proteste,
la bouche alors s’ouvre aux sophismes
avant d’avoir appris son texte
dans l’effort qu’un rêve sustente
on entendrait battre de l’aile
l’ange qui à la fin des temps
ne sera plus qu’un cri sans lèvres
même la bête oublie l’éloge
surgi du chœur, et la grimace
d’une enfance habitée par l’Ogre
cherche à fuir les livres d’images
mais la vie a crucifié l’arbre
où Goethe allait trousser les filles,
sainte simplicité de l’art :
un pan de ciel parfois suffit
Cris de la peau à vif / Apocryphes
1. Pierre le chant, pierre la semence
2. Qui a péché enfantera
3. Dans l’évidence du chaos
4. Comme on étripe le temps
5. Ce qui copule avec l’espoir
6. Langue charnelle pour rien de sens
7. Tant de dieux cloués à genoux
8. Comment saurait-on ce qui survit
9. Les rites, l’exil à face blanche
10. Ruminées l’ombre et ses orties
11. Sous l’étreinte, le récit des ruines
12. Sainte salive sur les images
13. La fraternité des aubes posthumes
14. Qui aura dit : chiens de l’orgueil ?
15. Nul n’entrera plus dans les choses
16. Montée du sel dans le silence
17. Quand la main voudrait renier ses pactes
18. Recrachant les mots qui firent l’homme
***
Ex ponto 9
Amer le règne des poissons qui
écrivent leur nom sur les vagues
de la steppe : cendres et sang,
sel impur des cantiques barbares.
Comment croire à l’éternité
des pénélopes aux cuisses peintes,
ô toi qui survis dans des paysages
interlopes. La mort viendra
avec les cris rauques des oiseaux
de passage
Images (1) : Valéry Larbaud en Petite-Russie
Un jour à Kharkow le poème
Neigeant sur le néant
Comme s’il eût absorbé le désordre
De sa propre vie,
L’évidence ovidienne : certitude
Du mensonge, histoire révélée
Ou rêvée par un sein une vulve (O
Douce femme, là-bas, dans l’image
Inverse de la divinité),
Ce petit rien qui persiste
Au niveau des frayeurs d’enfant
Au niveau des calvaires, du désir
Et de la lie des siècles
Images (2) : Gogol à Rome
À l’autre bout de la vie étrusque
il y aurait un ciel reconquis
sur l’innocence, et la joie abstruse
de n’être plus qu’un Nez qui s’esquive.
Mais dans les rêves, au bord du temps,
seul le spectre des tilleuls poltaves
dressait sa croix ainsi qu’en un temple,
et un enfant geignait dans l’étable
runa simi
et ce qui ne peut plus survivre
dans nos chants : l’herbe étoilée
les litanies moins sanglantes
que des couchers d’empires
Atun-Apa-huallpi
tu as dit : sois cet homme
sa conscience arrachée
aux vertèbres
et tu as dit : sois cette femme
frêle musique des corps vierges
qu’on découpe sur l’autel
Huallpi-Huanatayna
délivre-nous des tropes
où roucoulent des colombes sans cou,
du retour de la joie
dans la cendre de nos enfants
Apo-aya-atun
comme ta pourriture est lente
à ronger nos tribus
le temps qui tourne à vide
entre la vie et la viande
de l’Idée !
tu as dit :
sois le sang la soif
qui remue les langues
des morts
… de leurs os
nous ferons des flûtes
et nous danserons
** Apo… Huallpi… Atun : invocations de l’Être suprême
en langue quechua.
Pour mémoire
Je n’ai jamais écrit.
Mais je sais que la vie s’effrite
dès le premier vers.
Rime après rime tu verses
le mucus des nuits sur la page blanche,
tes souillures, tes silences,
et il te faut exfolier les rêves.
Il ne te reste
qu’une lune amère dans la bouche,
un corps mal debout
avec des spasmes de haine.
Ceci est mon dernier poème.
***
Nikolaï Asseïev lit à trois voix et deux mains
le poème de Marina Tsvetaïéva Kryssolov (Le Charmeur de rats)
à ses amis ex-futuristes
1. LA VILLE
Ici comme ailleurs,
quand la nuit déboutonnait
philistins et fiancées,
l’âme envolée par l’oreille,
nous rêvions,
à Hamelin-sur-le-Dos ou sur-
la-Main,
rimailleurs, forçats palpant
l’espérance au fond des poches
Morgen ist auch ein Tag
nous rêvions, celui-là
d’un sein reprisé, celle-ci
d’une chair plus existentielle
2. LES REVES
(non pas le sens des choses :
la choséité de l’essence),
et Pierre voyait Paul
en songe et Paul y voyait
Paul,
ni son ni odeur, ô culte
du Désir à cent coupoles,
au poids de l’or et du sang
le péché,
alors les rats,
3. LE FLEAU
beauté du lard dans la couche
de la femme du bourgmestre,
riz et blé dans le granges, étrons
de la patrie arc-en-ciel,
alors les rats sont arrivés au galop,
déferlante dialectique
des masses,
même à travers les cadavres
plantés replantés dans les champs,
et du côté du fleuve,
par les jardins je suis entré
dans la ville postbiblique,
vêtu de pourpre avec ma flûte,
plus rien en moi
du vieillard lubrique attablé
chez Rachel,
4. LA DELIVRANCE
kameraden, je chantais,
lèvres subitement arrachées
aux phrases, aux hymnes
ventriloques,
à des milliers de lieues de l’autre
Hamelin : l’Himalaya-paradis,
“des radis pour les rats”,
force de l’informe qui prend
forme dans l’absence du temps,
il suffisait d’imiter
l’archaïsme d’un cantique, l’apôtre
expulsé de ses actes,
pour que la foule à longue queue
plonge intrépide dans le lac,
mais restait la maison
des rats, et la raison des rats,
5. AU RATHAUS
les hypogastres accoudés
à toutes les fenêtres et qui frappaient
sur des casseroles,
les séraphins faux jetons
avec leur peau du dimanche, Hans
et Gretchen à vif dans la contredanse,
toute promesse reniée entre
les draps souillés de blancheur,
croupe singeant les évangiles,
mais au-dessus des étoiles,
par delà les mots, la danse du poète
charmeur de rats,
et parce que tu n’étais qu’une
fillette dans le chœur, le médius de Frantz
cherchant à se faufiler dans ta culotte,
et parce que la mort
bleuissait dans un coin du vitrail,
6. LE PARADIS DES ENFANTS
tu fus la première à entendre
ma flûte-sésame,
tu l’entendis réinventer le ciel,
le baptiser d’un nom
d’oiseau, dyr boul
schil,
tous les enfants bientôt jaillirent
des jupons et des basse-cours,
des livres empestés de la vie,
« là-bas c’est à jamais dimanche »,
toi déjà transparente, l’éternité
battant à tes tempes,
de l’eau jusqu’aux genoux, jusqu’au
menton, jusqu’à la buée
des vaines berceuses et comptines,
mère-grand, ne l’appellez plus
pour dîner
*
Trois poésies de circonstance
à la manière de / sonnet pour E.
Ce serait peut-être ça
l’après-vivre :
pisser sur la palissade
du grand vide.
La muse de Ronsard
accroupie derrière la vitre
que saurait-elle du temps de sable
se coulant dans nos villes ?
Quand tu seras bien vieille
parmi les ruines des soviets
dévidant mes rimes et filant
Tu diras : « un poète m’aimait ».
Toi qui pourtant n’étais que chimère…
Ah, que l’éternité est lente !
Pro nobis
jeu de la vie jeu de l’Oye
le je n’est plus moi
et tue le toi
il que nul ne hèle
elle avec Nihil
battement de cils
battement d’ailes
le nous se dénoue
le vous se désavoue
flottantes îles
dans le désert du ciel
*
Épitaphes décroissantes
pour l’âme de Konstantin P.
De fuites en défis et défaites,
Son existence s’était défaite.
*
Ayant vaincu tous les sommets,
Au gouffre enfin il se soumet.
*
Jusqu’en la mort net et pur :
Seigneur, reçois son épure.
*
Poète, ici les vers
De l’âme n’ont que faire.
*
« Epoux, fils et père –
À toi qui nous perds ».
*
Mon doux odieux,
Démon et dieu.
*
Une vie
Lui suffit.
*
O mort,
Éclore !
*
Ci-
gît
page suivante →
© Henri Abril. Tous droits réservés / Lire ICI