Vers anciens DEUX

 VERS ANCIENS (SUITE)

2. Quelques poésies
           écrites en 1989-1997


Ophéliennes

(I)

L’homme, s’il parle,
un geste d’agonie lui fend
la lèvre.

S’il rêve,
c’est d’une faille
au flanc des nonnes,
d’une eau impure où baptiser
ses vestiges de vie.

L’homme, s’il chante,
c’est pour ne pas s’enliser
dans l’horizon outre-mémoire,
dans des voyelles sans enfance.

Langues de feu sur le temps,
si l’homme imagine.

Sa pensée comme un doigt mort.

(II)

On peut jouer chaque jour
avec sa mort
tant qu’il y a des rideaux aux fenêtres
et que la peau
doucement glisse vers l’aube
aux odeurs de chienne mouillée.

L’homme, s’il se nourrit
d’images vraies,
ne peut plus tomber à genoux
dans les flaques d’azur.

*

 

à la manière de / sonnet pour E.

Ce serait peut-être ça
l’après-vivre :
pisser sur la palissade
du grand vide.

La muse de Ronsard
accroupie derrière la vitre
que saurait-elle du temps de sable
se glissant dans nos villes ?

Quand tu seras bien vieille
parmi les vestiges des soviets
dévidant mes rimes et filant

Tu diras : « un poète m’aimait ».
Toi qui pourtant n’étais que chimère…
Ah, que l’éternité est lente !

 

Une autre enfance

Te souvient-il encore de Sainte-Thérèse,
de l’enfance ibère où tu venais me lécher
la bouche mi-ouverte entre trois tresses
tombant de nulle part.

Sous une lune desséchée
la nuit parfois se mettait à rugir
puis rougissait comme un livre de vie.
Dieu ou le diable aurait voulu t’assagir,
mais à Thérèse d’Avila qui donc se fie ?

Moins naïve et miséricordieuse qu’un quichotte,
plus illuminée qu’un véritable ou faux rimbaud
tu voulais m’aimer jusque dans les eaux mortes
du pensionnat.

Tes reins en lambeaux
où graver les lois d’une autre science,
d’un royaume étranger
ou d’un futur d’or et de soie :
nous deux seules à jamais,
sans flammes qui vers l’Ange s’élancent ―
pour mieux voir tout au fond de soi.


L’enterrement du poète de rite byzantin

Son visage simplement
au milieu de la foule anonyme
une voix qui ânonne et mime
ses vers dans le silence blanc

Sa muse cette femme enfant
debout au bord de l’abîme
l’écho ténu de coupables victimes
et déjà s’évanouissant

Qu’importe parler ou se taire
quand on s’apprête à mettre en terre
son corps resté par accident

Au-dessus de la foule anonyme
le pur sanglot d’une rime
happée par le ciel à l’instant

*

E. à mon enterrement

Le jour de mon enterrement
tu avais la bouche pleine de soleil
et dans le cortège
(Orcus me happe si je mens)
un petit con jouait avec tes mèches

Mais je t’ai aussitôt pardonnée
parce que je me sentais encore
au chaud dans un petit coin de ton âme,
et sur tes seins acuminés
ma lèvre continuait de faire des gammes

Ta bouche avide de soleil
c’était pour moi la promesse
que malgré les gloussements
du petit con triturant tes mèches,
il resterait dans ton coeur quelques messes
pour moi,
après le jour de mon enterrement

*

Patmos (s.d)

— Si Son cœur n’était pas assez vaste pour nous ?
— Il restera des mots, des mains qui se dénouent

pour aimer.
                      — S’Il tissait un linceul sans ajours
pour y rouler les aveugles, les sourds ?

— Il y aura encore des cris de passion pour percer
la nuit.
              — Et s’Il lui prenait de ne plus aimer

le simple d’esprit, la veuve ni l’orphelin,
les éclopés de l’âme et du destin ?

— On trouvera sur terre du venin d’amour
à cracher vers le ciel.
                                        — Si à son tour

Il foudroyait les fous d’amour, les cœurs trop tendres ?
— La haine enfin pourra naître des cendres.

*

Le sentier

Je n’ai jamais su ce que c’était,
une chose sans nom et sans âge
dans la nuit laiteuse de l’été,
regard comme envahi par une eau lente.

Il ou elle souriait encore,
un rêve sur ses lèvres violacées,
le ventre s’était ouvert
les baskets s’étaient délacées.

J’aurais tant aimé vivre en Tauride,
du haut de l’Ay Petri bavasser avec Dieu,
mais cette petite chose sans rides,
tel un fœtus de mouette empêché de s’envoler,

qu’aurais-je pu en faire
                   là, au milieu du sentier
de ma vie ?

*

El que nunca fue
el que no será nunca
cena conmigo esta noche
comiendo mis sueños
comiendo mis poemas

como si fuera un dios
o una perra
la que tanto se parece a la niña fea
de mi infancia

comiendo y hablando sin parar
de una justicia universal
que no tiene los cojones
de matar al verdugo
a los profetas sin huesos ni alma

comiendo y vomitando
como si fuera un romano
un cicerón surgido de la nada
vomitando mis sueños
mis deseos insanos
la mejor parte de mis versos

y yo sentado a su lado
sigo comiendo
callado
condenado a escuchar sin odio
y sin amor
al que nunca fue
al que no podrá ser nunca

**

Trois poèmes puniques

1.  L’enfant de la tribu

C’est dans la non-souffrance qu’il faudrait avoir
infusé, sans honte de la fille-mère
qui dut apprêter son hymen delicatessen
en offrande au chef suprême de la tribu.

L’enfant qui disait plante-moi, marche-moi,
insensible à l’amour ou à la grammaire,
son souvenir nourrira longtemps encore les racines
et les branches d’un séquoia touchant le ciel.

Il faudrait avoir pu grandir
sans les esprits marchandeurs, sans les écailles
de la mère-patrie et ses tropes sanglants
servis en delicatessen aux repas d’anniversaire.

L’enfant, laissez-le peupler son avant-mémoire,
son avant-communion où nulle démone ne cherra
dans un grand froissement d’ailes. Laissez-le
face à la marée lustrale des poèmes.

C’est dans la traversée d’une steppe sans boussole
qu’il faudrait avoir mué, dans la non-transcendance,
sans les formes fanées de la Veuve suprême, ses trompes
delicatessen jetées aux petits chefs de la tribu.

 

2.  Les Cinq

Neige essaimée dans le souffle du soir.
Tout le pouvoir à la Constituante !
Nous étions cinq à errer, sans savoir
quel signe guetter sur le visage de l’Orante

ldans ce bled anonyme au bord de la taïga.
Cinq à aimer, cinq pour trois amours
au royaume utérin de la sainte Troïka.
Cinq condamnés, le cœur déjà trop lourd

dans le jour finissant. Ce n’était pas l’exil –
juste un trou perdu entre chimère et réalité,
les flocons qui se collaient aux lèvres, aux cils,
et qui mendiaient le retour aux dieux des antiquités.

Tout le pouvoir à la Constituante !
La banderole oubliée claquait comme un baiser
sadique. Katia aimait Vania, pauvre tante
qui n’avait d’yeux que pour Andreï le premier

des apôtres (lui, avec Katia la catin dans la peau).
Moi je n’aimais que moi, tel le Christ en marche
vers son absurde destin. Cinq à errer sous un drapeau
sanglant, cinq à aimer dans le siècle le plus lâche.

** Note facultative : Je traduisais alors le grand poème d’Alexandre Blok
(Librairie du Globe, 1992 ; Les Douze, AVC, St- Petersbourg 2017)

 

3.  Un djinn à la campagne

L’histoire pourrait commencer
avec un soleil amputé par les arbres,
un gamin qui jouait seul à cache-cache
parmi les tombes d’un cimetière de campagne.

Il y avait aussi une bonne femme
qui avait dénudé ses cuisses sous une stèle,
en lui montrant du doigt la barbe frisée
d’un ogre ou d’un roi assyrien.

Puis un djinn noiraud s’est soudain envolé
de derrière une croix. Le doigt
de la femme est resté en suspens. L’enfant
se dit que ce diable était moins laid, somme toute,
qu’un ogre de la mésopotamie.

Le soleil s’était remembré au-dessus des arbres.
Un bouvreuil voltigeait de branche en branche.
Depuis ce jour, comme André Frédérique,
je ne crains plus l’enfer.

***


Six sonnets brefs

Sonnet un

Fort
Sage,
L’Age
D’or :

Corps,
Plages,
Cache-
Morts,

Rêves
Sans
Liens…

Crève
En-
Fin !

Sonnet deux

Ô Somme
où rien
n’est vain
de l’homme.

Mais comme
sans fin
revient
Sodome,

qui peut
survivre
en Dieu,

ouvert
l’enfer
du Livre ?

Sonnet trois

« Je te pense,
donc tu es ».
La semence
d’où tu nais,

c’est mes stances,
mes versets.
Et mes transes
et mes plaies.

En moi-même
tu guerroies,
fais la paix,

feins et aimes…
Mais par toi
je mourrai.

sonnet quatre

Ton sexe envers
d’un autre moi,
chant bleu des sphères
où je me noie

Ton sexe ouvert
sur mes effrois
sur mes enfers
tout de guingois

Oh qu’il m’emporte
hors des cohortes
sans foi ni loi

Lui seule geste
ma sainte peste
ma sainte croix

sonnet cinq

Je ne sais qui danse
qui rit et se meurt
dans les évidences
tressées aux rumeurs

Rime dure et dense
d’autres vies ou mœurs,
noire décadence
des dieux à demeure

Va, tourne ton ventre
vers d’autres mémoires,
que les mots y entrent

tels qu’Arthur aimait
célébrer la gloire
d’un bombyx de mai

Sonnet six

Je voudrais qu’on m’oublie,
Pas comme un dieu, un chien :
Comme on refait son lit,
Changés les draps anciens.

Mon âme inaccomplie,
Mon corps trop mal étreint,
Qu’on les chante à complies
Et puis… et puis, plus rien.

Un autre dans les draps
Se croira éternel,
Une autre dans ses bras

Le croira seul à elle.
Dans leur âme, leur corps
Mon venin va éclore.

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