TROIS SIÈCLES DE POÉSIE RUSSE
POUR LES ENFANTS
La poésie pour les enfants est un continent à part, un genre qui n’a cessé de connaître une faveur exceptionnelle en Russie. Après la petite anthologie parue au tout début du millénaire, qui réunissait dix auteurs, le présent livre élargit considérablement le choix afin de donner une vision d’ensemble, un panorama aussi vaste que possible allant de la fin du dix-huitième siècle, sans omettre le folklore enfantin,
jusqu’à l’époque actuelle, soit près de soixante-dix poètes dont la plupart demeurent inconnus en francophonie. La préface et les notices en fin de volume permettent par ailleurs de mieux les situer dans le contexte historique et littéraire du pays.
Une place centrale revient aux années 1920/30 et à l’époque du dégel, après la mort de Staline, qui connurent une efflorescence particulière de la poésie enfantine, laquelle servait notamment de refuge à des auteurs qui, tels Daniil Harms, Alexandre Vvédenski, Guenrikh Sapguir ou Oleg Grigoriev, faute de pouvoir publier leurs poèmes pour adultes, trouvaient ici le moyen d’aborder les réalités de l’époque, tant « l’univers enfantin est au cœur même des choses par sa naïveté primordiale », où l’humour rejoint le jeu décapant du son et du sens. On put voir en outre des poètes déjà réputés – Marina Tsvétaïéva, Ossip Mandelstam, Sergueï Essénine, Véra Inber, Vladimir Maïakovski et d’autres – participer à l’élaboration d’un continent inédit qui avait pour organisateur et architecte remarquable Samuel Marchak. La période postsoviétique, malgré certains aléas et difficultés, semble vouloir donner un nouveau souffle à la poésie pour les enfants, notamment avec un apport accru des voix féminines, présentes tout au long du vingtième siècle.
Extraits du livre :
Samuel MARCHAK (1887-1964)
Le souriceau un peu trop sot
La souris fredonnait :
— Do do, mon souriceau.
Si tu dors tu auras
Des miettes de gâteau.
Le souriceau lui dit :
— Je t’entends mal, maman.
Je veux une nounou,
Mais pas tes couinements !
La souris alla voir
La cane de l’étang :
— Viens chez nous, tante Cane,
Viens bercer mon enfant.
La cane chantonnait :
— Coin-coin, dors, souriceau,
Et j’irai au jardin
Te prendre un vermisseau.
Le souriceau lui dit,
Sortant de son sommeil :
— Je n’aime pas ta voix,
J’en ai mal aux oreilles !
La souris courut voir
La crapaude au ruisseau :
— Viens, grand-mère Crapaude,
Bercer mon souriceau.
Et la crapaude vint :
— Co-â-sh, dors, souriceau,
Et j’irai dans le pré
Chercher un escargot.
Le souriceau lui dit :
— Non, j’aime pas ta voix,
On dirait que tu craches
Et ça m’énerve, moi !
Mère souris alors
Fila vite à l’enclos :
— Oh, viens, tante Jument,
Bercer mon souriceau.
La jument vint hennir :
— Hi-ho, dors, souriceau,
Et j’irai te chercher
Du millet dans le seau.
Le souriceau lui dit
En tremblant de frayeur :
— Je déteste ta voix,
Elle me fait trop peur !
Et la souris courut
Vite à la porcherie :
— Berce mon souriceau,
Je t’en prie, tante Truie.
La truie s’en vint grogner
Au capricieux petit :
— Do do, l’enfant, groin-groin,
Endors-toi, je t’en prie !
Le souriceau lui dit :
— Va-t’en d’ici, mémère,
Ta voix est bien trop rauque
Et toi, bien trop vulgaire !
Alors au poulailler
La mère alla bientôt :
— Viens chez nous, tante Poule,
Bercer mon souriceau.
Et la poule entonna :
— Do-do, coco-ri-co !
Petit, dors sous mon aile,
Tu y seras bien au chaud.
Le souriceau lui dit,
Un peu secoué par elle :
— Non, j’aime pas ta voix,
J’étoufferai sous ton aile !
La souris alla voir
La carpe de l’étang :
— Viens chez nous, tante Carpe,
Pour bercer mon enfant.
La carpe vint chanter,
Mais hélas, pas un son
Ne sortait de sa bouche,
Pas la moindre chanson…
Le souriceau lui dit :
— Ah ça, tu exagères,
Je n’entends rien du tout,
C’est pire que ma mère !
La souris alla voir
La chatte du château :
— Venez donc, Dame Chatte,
Bercer mon souriceau.
La chatte chantonnait :
— Miaou, mon cher petit,
Mia-ou, viens t’endormir,
Miaou-ou, sur mon lit.
Le souriceau lui dit :
— Tu chantes mieux que tous,
Ma nouvelle nounou,
Et ta voix est si douce !
Quand la souris revint,
Vide était le berceau.
Elle chercha, chercha…
Mais point de souriceau !
MACHA ROUPASSOVA
(née en 1975)
Les vieilles babouches
Le voulait-elle
Ou non,
Babouchka, ma grand-mère,
S’est envolée pour de bon.
Peut-être n’était-elle
Qu’un papillon,
Une hirondelle ?
Maman n’en sait rien,
Elle pleure et soupire.
Elle me dit que grand-mère
Ne pourra plus revenir.
Mais moi j’ai enfilé
Ses vieilles babouches
À tout hasard.
Peut-être que Babouchka
Va passer dans le ciel,
Papillon ou hirondelle
Elle me sourira :
« Tiens, t’as encore mis
Mes vieilles babouches,
Mon p’tit chat ! »