Les poésies d’amour

 

 

Dès la publication de son premier livre, en 1904, Alexandre Blok apparut comme un des maîtres du mouvement symboliste en Russie. L’écho immédiat, l’éblouissement suscités par les vers consacrés à la Belle Dame s’expliquaient en partie, selon Victor Jirmounski, par la « force surprenante, presque improbable chez un poète d’à peine vingt ans, avec laquelle il avait transcendé la fragmentation antérieure »  du lyrisme amoureux. Certains contemporains parlaient quant à eux d’une « somme d’amour » inédite dans la poésie russe, comparable au Canzoniere de Pétrarque. La Laure d’Alexandre Blok se prénommait Lioubov (littéralement « Amour » en russe), fille du grand chimiste Dmitri Mendeleïev. Le titre d’abord choisi par l’auteur, « De l’Éternel Féminin », témoignait de l’influence du philosophe Vladimir Soloviev qui avait développé une théorie mystique de l’amour, laquelle aura d’ailleurs aussi une forte incidence sur la relation personnelle entre Blok et Lioubov après leur mariage.

Sans cesser d’être portée par une musique exceptionnelle du vers, dont « on eût dit qu’il coulait naturellement, spontanément, en dehors même de la volonté du poète, par des sons inlassablement répétés et une prosodie hypnotique », sa poésie amoureuse va peu à peu évoluer pour s’imprégner davantage de la réalité, d’abord dans un dédoublement impressionniste, puis avec l’accent plus tragique de la passion, au contact de ses dernières muses. La Grande guerre et la chute de la monarchie, enfin la révolution bolchevique et la guerre civile firent sombrer Alexandre Blok dans une profonde dépression morale et physique, mais il avait alors trouvé son dernier refuge auprès de Lioubov Mendeleïeva, la Belle Dame à son chevet lorsqu’il meurt le 7 août 1921, à l’âge de quarante ans.

NB. Certaines poésies ont paru dans l’anthologie d’Alexandre BLOK « SUR LE  BÜCHER DE NEIGE » (Circé 2020). PLus de la moitié sont des traductions inédites de Henri ABRIL.

Extraits :

Au restaurant

Je ne peux l’oublier (mais exista-t-il même
Ce soir-là ?) : les flammes du couchant
Avaient brûlé jusqu’à repousser l’azur blême,
Et becs de gaz sur fond jaunissant.

J’étais assis à la fenêtre, quelque part
Des violons amoureux ont chanté.
Je te fis porter en flûte une rose noire,
Dans de l’aï comme un ciel doré.

Tu regardas vers moi. Avec gêne et audace
J’accueillis ton regard arrogant.
Et à ton cavalier tu dis d’un air de glace
Mais bien haut : « Encore un soupirant ».

En réponse, aussitôt, retentirent les cordes,
Frénétiques chantaient les archets.
Mais ton jeune mépris nous rapprochait encore,
Et de ta main le frisson discret.

Te levant brusquement, tel l’oiseau qu’on effraye,
Comme un songe léger tu passas…
Un soupir de parfum, des cils pleins de sommeil,
Et le murmure inquiet de ta soie.

Mais du fond des glaces me jetant des regards,
Tu semblais crier : « Attrape-les ! »
La tsigane aux colliers dansait, et dans le soir
Sa plainte amoureuse s’exhalait.

19 avril 1910

*

Lorsque devant moi vous apparaissez,
Si belle, si pleine de vie,
Et pourtant si tourmentée,
Ne parlant que de choses tristes,
Ne pensant toujours qu’à la mort,
Vous qui n’aimez personne au monde
Et méprisez votre beauté –
Voyons, comment pourrais-je vous blesser ?

Oh, non ! Forcer n’est pas dans mes habitudes,
Et je ne suis ni fourbe, ni orgueilleux,
Malgré tout mon vaste savoir
Et bien que j’aie trop médité depuis l’enfance,
M’occupant à l’excès de moi-même.

C’est que je suis un homme de plume,
Celui qui appelle les choses par leur nom
Et vole son parfum à la fleur pleine de vie.

Vous avez beau parler de choses tristes,
Raisonner sur les fins et les commencements,
Je n’en oublie pas moins
Que vous avez quinze ans à peine.
Et c’est pourquoi j’aimerais vous voir
Tomber amoureuse d’un homme simple,
Épris du ciel et de la terre
Plus que de tous les discours, avec ou sans rimes,
Sur la terre et le ciel.

Vraiment, je m’en réjouirai pour vous,
Car seulement celui qui aime
A mérité le nom d’humain.

6 février 1908