Onze sonnets de l’amour obscur

Dans cette anthologie publiée chez Circé

 

Federico GARCÍA LORCA

ONZE SONNETS DE L’AMOUR OBSCUR

      Traduction de Henri Abril, publication bilingue

 

Les Sonnets de l’amour obscur, derniers poèmes de Federico García Lorca et sommet de sa lyrique amoureuse, n’ont vu leur publication intégrale en espagnol que près d’un demi-siècle après avoir été écrits. Suite à l’édition hors commerce, en décembre 1983, d’une plaquette totalement anonyme – sans mention d’éditeur ni d’auteur ! –, truffée de fautes et distribuée à des destinataires triés sur le volet, le quotidien ABC livra dans son supplément culturel du 17 mars 1984 une édition critique des onze « Sonnets d’amour » qui continue de faire autorité, ayant été établie à partir des feuillets manuscrits que le poète avait laissés chez les siens peu de temps avant sa mort. C’est sur le texte de cette édition (y compris l’ordre des poésies), repris avec quelques corrections d’erreurs de lecture dans Poesía completa (Galaxia Gutenberg, 2013), que repose la présente traduction.

Lorca n’avait pas donné de titre précis et définitif à ces poèmes commencés durant l’automne 1935, notamment à Valence, sur le fleuve Turia, et terminés en avril ou mai 1936. Selon certains témoignages, il aurait songé à les réunir, avec d’autres sonnets antérieurs, dans un ensemble intitulé « Jardin des sonnets », voire simplement « Sonnets ». Le poète Vicente Aleixandre, prix Nobel 1977, qui fit partie avec García Lorca de la grande pléiade générationnelle dite de 1927, se souvenait que ce dernier lui parla un jour des « Sonnets de l’amour obscur » comme d’un titre provisoire. Quoi qu’il en soit, cette dénomination a pris aujourd’hui racine, sans doute en grande partie parce qu’elle épouse bien le propos et la forme des onze poèmes.

Ce n’est pas le lieu d’aborder les nombreux commentaires et interprétations des hispanistes de différents pays au sujet de l’épithète (demeurée taboue dans la publication de 1984), à commencer par l’évidente nécessité de maintenir cachée et cryptée, dans une Espagne ultracléricale et machiste à outrance, la relation homosexuelle qui sous-tend les sonnets : Lorca n’avait-il pas déjà évoqué, dans une conférence de 1930, le poète et comte de Villamediana « transpercé par les épées de ses amours obscures » (il fut assassiné et impliqué dans un prétendu « crime de sodomie » en 1622) ? Vision prémonitoire quand on sait que l’un des prétextes à son propre assassinat par les phalangistes, le 18 août 1936, fut précisément son homosexualité. Plus concrètement, les sonnets ont été inspirés par l’un ou l’autre de ses derniers amants, voire les deux confondus : Rafael Rodriguez Rapún (1912-1937), secrétaire de La Barraca, le théâtre universitaire créé par Lorca, et Juan Ramirez de Lucas (1917-2010), étudiant de 18 ans « qui dans ma nuit obscure / a semé son jasmin jaune », comme le poète l’écrivait dans des vers tracés au dos d’un reçu en mai 1935.

Le choix de García Lorca ne s’était pas non plus porté par hasard sur le sonnet pour exprimer, avec une force inédite, la passion « transgressive » qui le fondait en tant qu’homme et poète mais qu’il avait dû jusque-là en quelque sorte gommer ou coder en la « stylisant » dans son œuvre. Cette forme poétique qu’il n’avait pratiquée que de façon sporadique auparavant, et qui se nourrissait d’une riche tradition « pétrarquisante » chez des poètes de langue castillane tels que Garcilaso de la Vega, Quevedo, Gongora, Sor Juana de la Cruz et d’autres, lui apparut comme la plus apte à incarner sa conception de l’amour parfait, c’est-à-dire clos sur lui-même, défiant le temps par sa structure achevée, régi par les seules dichotomies et contradictions internes, « dans un duel de lys et de morsures » qui porte à son paroxysme le désir aux frontières de l’interdit. On ne peut s’empêcher de penser à la définition du linguiste et poéticien russe Evguéni Polivanov, pour qui le sonnet est un « système de gestion autosuffisant ». Adéquation de la forme et du sens, par exemple, avec ces rimes-guirlandes qui s’enlacent comme les amants unis à l’aube sur la couche, se croisent telles leurs voix au téléphone ou leurs souvenirs d’une même visite, à des mois de distance, de la « ville enchantée » de Cuenca.

Nodal est dans le cycle de Lorca le sonnet « gongorien » qui, par delà sa référence à l’hermétisme du grand poète baroque de l’Âge d’or espagnol, en partie destinée à « brouiller les pistes », retourne dans une lumineuse blancheur l’obscurité de l’« amour lorquien » (pour reprendre l’euphémisme dont, selon Pablo Neruda, ses amis désignaient l’orientation sexuelle du poète). D’autant plus lumineuse aujourd’hui, lorsque nous avons davantage de clés en main. La « paloma » (colombe, pigeon) de l’intitulé du sonnet se concrétise dans le premier quatrain en « pichón », le pigeon mâle mais également, dans nombre de régions d’Espagne et d’Amérique latine, le membre viril (« picha », « pichón »). Qui plus est, comme le fait observer José Serrano Segura, il s’agit bien plutôt, dès le deuxième quatrain, d’une « offrande séminale » (soit dit en passant, l’une des acceptions de paloma, mentionnée par  l’écrivain Camilo José Cela dans son Dictionnaire secret) que le poète métaphoriquement envoie à son amant après le rendez-vous manqué de Valence.

L’orchestration sémantique de la « paloma », que l’on peut retrouver dans d’autres poésies de García Lorca, renvoie manifestement aussi à une dimension spirituelle, transcendante, de l’« amour obscur », telle qu’elle apparaît chez Saint Jean de la Croix, avec en particulier la métaphore prégnante de la « nuit obscure de l’âme », titre de l’un de ses poèmes les plus célèbres, que Lorca cite d’ailleurs littéralement dans le quatrième sonnet du cycle. Cette influence ou correspondance que différents commentateurs ont soulignée, à l’instar de Miguel García-Posada dans l’édition de 1984, atteste indéniablement une dualité immanente, déjà explicite dans une des juvenalia de Lorca (fragment « La mystique ou l’état sentimental ») : « La passion est ce qui me donne vie et mort à la fois ; mort du corps et vie de l’esprit… Les actes de mon corps, mon esprit les observe de très haut, si bien que je suis deux lors du grand sacrifice de la semence. L’un regarde le ciel encensé de lys et de jacinthe, tandis que l’autre est tout de feu et de chair, qui répand une vie morte au parfum d’été et d’œillet… Quand mon calvaire charnel finira-t-il ! » Le calvaire de Federico García Lorca s’est achevé de la façon la plus atroce qui soit, mais il nous reste ces onze sonnets d’amour, à la fois ténébreux et radieux, dont Pablo Neruda disait qu’ils sont d’une « incroyable beauté ».