LE TSAR NIKITA ET SES QUARANTE FILLES

Alexandre Pouchkine

traduit par Henri Abril

illustré par Christine Zeytounian-Beloüs

Le tsar Nikita autrefois
Vivait dans l’or et dans la joie,
Il ne faisait ni bien ni mal,
Son royaume était sans égal.
Le tsar travaillait juste un peu,
Mangeait, buvait et priait Dieu,
Et de ses femmes, joyeux drille,
Il avait eu quarante filles —
Quarante mignonnes princesses,
De vrais petits anges célestes,
L’âme radieuse et le cœur pur.
Quel joli pied, quelle tournure,
Des cheveux plus noirs que le jais,
Des yeux comme on n’en vit jamais,
Un esprit renversant. Parfaites
Depuis les pieds jusqu’à la tête,
Elles charmaient, ensorcelaient…
Seule une chose leur manquait.
Une chose, une bagatelle
Que n’avaient pas ces demoiselles.

 

Qu’était-ce ? Comment vous le dire
Sans craindre de provoquer l’ire
De la censure, cette sotte
Bien trop guindée et trop dévote ?
Seigneur, que ne suis-je à confesse !
Entre les jambes des princesses…
Non, c’est aller trop vite au but,
Et dangereux pour la vertu.
Je le dirai donc autrement :
Chez la Vénus j’aime vraiment
Lèvres et gorge, et tout d’abord
C’est le pied menu que j’adore ;
Quant au buisson d’amour en feu
Où vole mon désir fiévreux…
Qu’est-ce ? Rien qu’une bagatelle !
Mais ça manquait aux demoiselles,
À nos princesses si jolies,
Espiègles et pleines de vie.
Ce prodige depuis toujours
Étonnait les gens de la Cour
Et rendait fort triste le père
Comme les malheureuses mères.
La rumeur s’étant répandue
Dans les chaumières, dans les rues
(Ah, ces commères de sages-femmes !),
Le peuple lui aussi s’exclame
Tout ébahi, tout ahuri.
Et il en est même qui rient —
Sous cape, de peur que l’on aille
Les envoyer outre l’Oural.

 

Le tsar manda les courtisans,
Les nourrices et les mamans,
Et, sévère, les mit en garde :
« Si l’un d’entre vous par mégarde
Apprend le péché à mes filles
Ou leur souffle des pensées viles,
Ou seulement fait allusion
À cela même qu’elles n’ont ;
Si l’un de vous d’elles se moque
Ou risque un mot trop équivoque,
Alors, je jure sans harangue
Qu’aux femmes je couperai la langue,
Aux hommes une chose bien pire
Et qui parfois peut se raidir ! »
Ce n’étaient pas des mots en l’air :
Le tsar savait être sévère.
Et tout un chacun s’inclina,
Craignant de fâcher Nikita ;
Tout un chacun tenait, c’est clair,
À garder son bien le plus cher.
Les pauvres femmes avaient peur
Que leur mari soit trop jaseur ;
Les maris à part soi pensaient :
« Allez, femme, dis le secret ! »
(Sans doute qu’ils leur en voulaient).

 

Mais les princesses ont grandi.
Quelle pitié ! Le tsar convie
Les plus proches des conseillers
Pour savoir quel plan adopter,
Et on murmure, et on s’explique
Loin des oreilles domestiques.
Les boyards se creusent la tête :
Comment soigner un mal si bête ?
Le plus âgé soudain s’incline
Devant tous et, d’un air de fouine,
Dit en caressant son front nu :
« Ô toi, le plus sage des tsars,
N’y vois pas manque de vertu
Ni insolence de ma part
Si je dis comment nos aïeux
Soignaient des choses si vulgaires.
Il y avait en un certain lieu
Une marieuse, une sorcière
(Où qu’elle soit, on peut gager
Que son métier n’a pas changé) :
Cette sorcière, sans mentir,
Avait le don de tout guérir,
Même les membres impotents.
Fais-la chercher dans ton empire,
Elle saura certainement
Remettre en place ce qui manque ».

Le tsar a retrouvé sa langue :
« Allez chercher cette sorcière !
Crie-t-il en fronçant les sourcils.
Qu’on la ramène vite ici !
Et si elle fait trop la fière,
Si elle nous trompe ou nous ment
Et ne peut rien remettre en place,
Si elle s’avise sciemment
De nous laisser dans cette poisse,
Que je ne sois plus tsar, plus rien,
Si à l’aube du lundi saint
Je n’ai pas brûlé la sorcière.
Le Ciel entende ma prière ! »

Toujours dans le plus grand secret
On envoya des messagers
Qui devaient sillonner la terre
Pour retrouver cette sorcière.
Les voici qui partout galopent,
Partout où leur cheval les porte.
Une année passe, puis une autre :
Nul message qui réconforte !
Enfin, le courrier plus zélé
Dans sa recherche fut comblé.
Au fond d’une forêt obscure
(Le diable le guidait, pour sûr)
Il vit une méchante isba :
Notre sorcière vivait là.
Messager du plus grand des tsars,
Il eut pour elle peu d’égards ;
Saluant avec hardiesse,
Il se mit à lui expliquer
Comment étaient nées les princesses
Et ce qui leur avait manqué.
La sorcière comprit très vite,
Puis chassa le courrier ensuite,
En lui disant : « Pars sur-le-champ
Et sans te retourner galope,
De peur que la fièvre t’emporte.
Reviens dans trois jours seulement,
J’aurai une réponse alors.
Mais n’entre chez moi qu’à l’aurore. »

 

La porte aussitôt s’est fermée.
Trois jours, trois nuits sans s’arrêter,
Avec des braises, des flammèches,
La vieille a fait des sortilèges
Jusqu’à ce que le diable enfin
De ses propres mains lui apporte
Un grand coffret, un bel écrin
Plein de ces objets du péché
Tellement appréciés de nous autres
Et qu’on attendait au palais.
Il y en avait de toutes sortes,
De toutes tailles et couleurs
Avec des boucles ravissantes…
La vieille choisit les meilleurs
Et en mit de côté quarante,
Puis, dans un foulard enrobés,
Les reposa dans le coffret
Dûment fermé à double tour.
Et avec lui au point du jour
On vit partir le messager.

À l’horizon le ciel est rose,
Le messager fait une pause —
Il a très soif et il a faim,
La vodka lui ferait du bien.
(Ce cavalier, un gars fort sage,
Prévoyait tout pour ses voyages).
Il a débridé son coursier
Et, buvant, s’est mis à rêver
Que le tsar le fait comte ou prince,
Ou gouverneur d’une province…
Mais dans le coffret quel mystère ?
Qu’envoie-t-elle au tsar la sorcière ?
Par la fente il n’aperçoit rien.
Le gars n’y tient plus à la fin :
Tout contre il colle son oreille —
Non, pas un bruit ne s’y éveille.
Mais tout à coup voici qu’il flaire…
Grands dieux ! une odeur familière.
S’il jetait un œil là-dedans ?
Le messager l’ouvre, impatient.
Mais le coffret à peine ouvert,
Des oiseaux s’en envolent vers
Les grands arbres de la forêt,
Dont les branches les attendaient.

Notre messager les appelle,
Sur le sol émiette du pain ;
Il a beau implorer le ciel,
Rien à faire : tout reste vain.
Autre sans doute est la pâture
De ces étranges créatures…
Sur la branche on chante si bien,
Pourquoi retourner dans l’écrin ?

Mais voici que sur le sentier
Vient une femme au dos voûté,
Une vieille avec son bâton.
Et le gars à ses pieds se jette :
« Petite mère, aide-moi donc !
Le tsar va me trancher la tête !
Vois quel malheur m’est arrivé —
Je ne peux pas les attraper ! »
La vieille regarda en l’air,
Puis elle dit, crachant par terre :
« C’est vrai, tu as très mal agi.
Mais ne pleure pas, il suffit
Que tu leur montres quelque chose
Pour que sur toi vite ils se posent ».
« Moult merci ! » dit-il. Aussitôt
Il montra cela aux oiseaux,
Et les oiseaux vers lui volèrent,
Et à la chose ils se collèrent.
Sans la moindre pitié, ensuite,
Il mit les quarante sous clé
Pour qu’ils n’aillent plus s’envoler,
Et chez le tsar galopa vite.

 

Chaque princesse, après partage,
Put mettre un oiseau dans sa cage.
Si grande était partout la joie
Que le tsar donna un festin :
Durant sept jours on festoya,
Puis se reposa un mois plein.
Le tsar gratifia son conseil,
Sans oublier non plus les vieilles :
Il fit apporter du musée
Un bout de chandelle, une idole
Que l’on conservait dans l’alcool
En étonnant le monde entier,
Et deux squelettes, deux harpies
Qu’on gardait au musée aussi…

Le gars s’en tira à bon compte.
Voilà, c’est la fin de ce conte.

 

Beaucoup, je crois, diront ceci :
« Quelle plaisanterie des plus sottes !
A-t-on idée d’écrire ainsi ? »
C’est mon plaisir. Que leur importe !

 

écrit en 1822 (Pouchkine avait 22 ans)