Le Bois des Euménides et autres poésies
Tomas Venclova (prononcer « Ventslova »), voix majeure de la poésie lituanienne, et plus largement balte, a été traduit dans une vingtaine de langues, dont l’allemand, l’anglais, le polonais et le russe. Né en 1937 à Klaipeda (anc. Memel), il fut le plus jeune étudiant de l’université de Vilnius depuis sa fondation. L’écrasement de la révolution de Budapest par les chars soviétiques, en 1956, le poussa tôt à entrer en dissonance puis en dissidence avec le régime. La littérature étant devenue sa principale raison d’exister, il fit alors la connaissance des grands poètes Boris Pasternak et Anna Akhmatova, ainsi que de Czeslaw Milosz et Joseph Brodsky dont il sera l’ami. En raison de sa participation active au mouvement de défense des droits humains, il se voit contraint d’émigrer en 1977. Après avoir enseigné les littératures russe et polonaise à l’université Yale, il est aujourd’hui de retour dans son pays, désormais indépendant. Lauréat du Petrarca-Preis en 2014.
Le Chant limitrophe, premier livre de Venclova publié en français, réunissait des poésies écrites durant près d’un demi-siècle. Celles du présent recueil ont pour la plupart été composées depuis 2006. Les paysages autant extérieurs qu’intérieurs, peints ou rêvés, d’un poète qui a beaucoup voyagé – depuis le Groenland jusqu’à la Chine en passant par la montagne Pelée et le Monténégro – et revendique avant tout la « métaphysique propre à chaque lieu », de même que les personnages mythologiques, bibliques ou historiques, entrelacés à sa vie intime, lui ont permis de se remémorer d’une manière sobre et pudique, et d’autant plus émouvante, le monde qu’il aura passionnément aimé par delà les bouleversements et les souffrances d’un siècle tragique.
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Le Monde (18 octobre 2024)
Venclova enfin découvert
Après l’anthologie poétique Le Chant limitrophe (2013) la maison d’édition vosgienne Circé poursuit son travail de mise au jour, pour un public français longtemps resté sur le bord du chemin, de l’œuvre du grand poète lituanien Tomas Venclova, né en 1937. La publication par Noir sur Blanc, l’an dernier, du volume d’entretiens Nord magnétique avait contribué à ce rattrapage, en faisant découvrir le parcours intellectuel, poétique, intime et politique, de cette figure centrale de la résistance littéraire à l’oppression soviétique, mieux connue dans les pays anglophones ou en Allemagne.
Il restait à prolonger la découverte de sa poésie, en particulier la plus récente. C’est l’expérience qu’offre cette nouvelle anthologie, traduite comme la première par Henri Abril, qui recueille des poèmes écrits depuis 2006. On y retrouve les obsessions qui traversaient déjà les poèmes plus anciens du Chant limitrophe – le poids de l’histoire sur les individus, les guerres, la misère, l’oppression, mais aussi les beautés du monde, le voyage, la nature, l’amour, ses élans et ses nostalgies – rendues plus brûlantes encore par le sentiment de la fuite du temps. « Tout nous sera repris, même le siècle / qui nous courait après comme une meute de lévriers ».
Florent Georgesco
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« En attendant Nadeau » (22 octobre 2024)
Tomas Venclova : « La vérité toute nue »
Les lecteurs français ont trois portes principales pour découvrir Tomas Venclova, grand poète lituanien né en 1937. La première s’appelle Nord magnétique : c’est un long entretien mené par Ellen Hinsey, une porte en chêne massif dont les panneaux déroulent une éducation européenne d’exception. Les deux autres ont été taillées dans un bois local, disons le bouleau. Ce sont les deux recueils de Venclova traduits en français : Le chant limitrophe, qui réunit des vers écrits entre 1961 et 2005, et Le bois des Euménides, dont la plupart des poèmes ont été composés en ce XXIe s.
Le bouleau est un arbre fin, qui s’élance vers le ciel et couvre d’immenses étendues de l’Europe septentrionale dont la Lituanie est un des cœurs battants. « Le cavalier à Sejny », par exemple, écrit à la mémoire de Nikolaï Goumiliov, marié à Anna Akhmatova, pénètre au cœur de la forêt polono-lituanienne et de la guerre dès le premier vers : « Dans la boulaie où la neige a fondu… ». Aussitôt le mot « boulaie » rayonne, si évocateur de ce « Nord magnétique », boisé, froid, de ces forêts de troncs blancs à la géométrie picturale, tapies des cicatrices de conflits mondiaux et locaux. Ce jour-là, en 1915, Nikolaï Goumiliov fut épargné par la guerre mais il sera accusé de complot contre-révolutionnaire et fusillé en 1921.
Tomas Venclova est né vingt ans plus tard dans ce cruel XXe siècle : en 1937, à Klaipéda, à l’extrême ouest de la Lituanie, au bord de la Baltique : « Frontière ou seuil de l’Europe, / ces côtes plates, ces marais jadis engraissés par les os des Borusses, des Wendes et des Lives. / Catalogues du passé : nach Osten, Westen, fuites, / vaisseaux coulés, impitoyable pression de la mer sur les conteneurs d’ypérite. »
La conversation avec Ellen Hinsey est une impressionnante plongée dans ces « catalogues du passé » lituanien, dont il nous faut résumer la partie la plus récente. La Lituanie n’a été indépendante qu’après la Première Guerre mondial, mais sans Vilnius, intégrée à la Pologne et elle a bénéficié d’un régime démocratique de 1918 à 1926. Elle fut ensuite menée par un dirigeant autoritaire et nationaliste, Antanas Smetona, en conflit violent avec Hitler. Jusqu’en juin 1940, quand elle fut envahie par les Soviétiques à la faveur du pacte Ribbentrop-Molotov. Les déportations soviétiques qui ont eu lieu en 1940 sont une blessure profonde, aujourd’hui encore. Les Lituaniens qualifient souvent ces déportations de « génocide » ; Venclova, lui, préfère le mot « stratocide » pour désigner la volonté stalinienne d’éliminer les strates de la société que le tyran jugeait menaçantes.
Le terme mérite une pause ; il permet de prendre la mesure de ce qui s’est passé en Lituanie en 1940, puis en 1941 avec l’occupation par les nazis, puis en 1944 avec le retour des Soviétiques. Quelques chiffres glaçants achèveront ce résumé. Déportations, guerre, Shoah, résistance : la Lituanie a perdu près d’un sixième de sa population, dont presque la totalité de sa population juive et une grande partie des intellectuels, deux groupes qui, ajoute Venclova, auraient pu contribuer au renouveau démocratique après la mort de Staline en 1953.
La famille de Tomas Venclova, intellectuellement privilégiée, a néanmoins été épargnée. Le père de Venclova était un poète reconnu, mais ce n’était pas un dissident ; c’était un personnage officiel de la Lituanie soviétique dont il présida l’Union des écrivains de 1954 à 1959. Le fils témoigne d’une éducation policée, riche, d’une sensibilité familiale de gauche, croyant longtemps en l’espoir que représentait le communisme, mais empreinte d’un lancinant désarroi et de doutes. Tomas Venclova ne condamne pas son père. Il condamne l’ennui, la tristesse, le délabrement, le « conformisme abject » du soviétisme.
Comme d’autres avant lui, il montre à quel point, en Europe orientale, les réseaux d’amitié formaient une « société alternative », même si, en Lituanie, ne demeuraient que des « petits îlots ». Des variations existaient d’un pays satellite à l’autre, des poches de liberté plus ou moins empêchées et sanctionnées. De la situation lituanienne, Venclova rend compte avec une infinité de nuances et de particularités dues à l’histoire, à la géographie, aux affinités personnelles, à la langue. Les lecteurs familiers du monde soviétique reconnaîtront la valeur qu’avait la traduction : traductions qui servaient de gagne-pain, traductions passées sous le manteau, traductions de traductions, traductions approximatives qui valaient mieux que rien : l’imagination, la soif de savoir et de beauté comblaient les défauts.
Régulièrement, le poète, qui enseigna à Yale après avoir été « invité » à émigrer, se fait pédagogue et exégète hors pair, explicitant avec une extrême précision en quoi la poésie des rois et des reines de la métrique russe fit œuvre de résistance. Non seulement il évoque la personnalité de Brodsky, de Mandelstam, de Pasternak, d’Akhmatova… dont beaucoup furent des amis proches, mais il livre des analyses magistrales de leur prosodie et de la puissance qu’elle recèle, de l’aptitude de leurs vers à préserver ce que le pouvoir au-dessus d’eux s’efforça d’annihiler, de l’intimité du lien entre forme et ethos. Vaillance, ténacité : c’est ainsi qu’il définit la force morale qu’il fallait pour répondre à la broyeuse totalitaire.
Bien sûr, il évoque ses pairs lituaniens, et s’arrête sur leur langue qui possède des terminaisons disparues dans les autres langues indo-européennes. Souvent le lituanien a une syllabe de plus que le russe, un défi pour convertir une musique en une autre. Ailleurs, il précise qu’entre les deux guerres le lituanien était un idiome à la fois archaïque et très jeune, un mélange de dialectes qu’il fallut harmoniser et fixer. Il évoque non seulement un devoir patriotique, mais un immense plaisir de création et une entreprise comparable à celle de la renaissance de l’hébreu en Israël.
Il compare également la sonorité de la langue lituanienne à celle du grec d’Eschyle et d’Homère : les références hellènes sont en effet nombreuses dans ses vers. Pour Venclova, ces renvois avaient aussi l’avantage de détourner l’attention des censeurs, de déporter dans le temps la dissidence et de jouer avec un symbolisme caché. L’enjeu était grave, il s’agissait de garantir la survie d’une partie de la mémoire de l’humanité. « Ma génération partageait la conviction que nous avions une tâche à accomplir. La chaîne de la mémoire culturelle avait été brisée et devait être restaurée », dit-il.
La lecture de ses deux recueils poétiques traduits en français est l’occasion de poursuivre cette chaîne et de découvrir une poésie libre, pensive, particulièrement bien traduite et éditée puisque les deux livres cités sont assortis de notes qui donnent les clés indispensables. De la Grèce antique à la Russie et ses rebelles vassaux, la route est moins longue qu’il n’y paraît. L’avant-dernier poème du Bois des Euménides s’intitule « La campagne d’Azov » ; il commémore la prise de la forteresse turque d’Azov, ainsi que le siège de Marioupol en 2022. « La mort est jeune, écrit le poète. Il lui faudra du temps / pour se parfaire et atteindre son but ; / seulement à la cinquième tentative / le corps succombe à un éclat d’obus. »
Cécile Dutheil de la Rochère