Tomas Venclova

 

 

TOMAS VENCLOVA (né en 1937)
LE CHANT LIMITROPHE
Choix de poèmes du plus grand poète lituanien d’aujourd’hui

 

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Né en 1937 à Klaipeda,Tomas Venclova (prononcer « Ventslova ») quitte l’Union Soviétique en 1977 et enseigne aujourd’hui la littérature aux Etats-Unis. Auteur de nombreux essais et traductions (lui-même a été traduit en plusieurs langues, dont l’allemand, l’anglais, le russe, l’italien et le polonais), c’est avant tout un poète lituanien majeur, dont le registre formel étendu permet d’aborder les sujets les divers, depuis la mythologie jusqu’à la condition métaphysique de l’exilé, nullement réductible au passage d’un monde à un autre. Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature, auquel Venclova fut lié par une longue amitié, écrivait à son sujet  (évoquant quelques-uns des poètes essentiels pour celui qui, comme son pays, s’est formé à la confluence de trois langues et littératures, polonaise, russe et lituanienne) :

« Il suffit de lire quelques vers de Venclova pour se rendre compte que nous avons affaire à notre contemporain, à un homme bien ancré dans le siècle. Tomas Venclova est un archaïste-novateur au sens où l’entendait Youri Tynianov, il fait partie de ces poètes qui aspirent à exercer une influence sur leur auditoire, étant donné que la poésie ne saurait se réduire, même s’il s’agit là d’une de ses formes possibles, à un acte d’auto-effacement… L’intonation de ses poèmes frappe par une retenue quelque peu dévoisée, par une monotonie délibérée qui vise à estomper le côté trop manifestement dramatique de son existence. On ne trouvera pas, dans les vers de Venclova, la moindre trace d’hystérie existentielle, de compassion qui pourrait être suscitée chez le lecteur par un destin prétendument exceptionnel…

Le rapport au monde qui émerge de sa poésie n’est ni accusateur ni miséricordieux ; on pourrait parler d’une attitude stoïque, mais ce n’est pas tout stoïcien qui écrit des vers. Il ne s’agit pas non plus d’une attitude contemplative car le corps de l’auteur est trop puissamment engagé dans le remous de l’histoire. Il serait plus exact de discerner dans ces poèmes un observateur inquiet, une sorte de sismologue ou météorologiste enregistrant des catastrophes atmosphériques et morales, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de lui-même ».

Le choix de poèmes, qui s’étend sur un demi-siècle, a été fait par l’auteur.

Débarqués sur l’Atlantide
(traduction et original lituanien)

Le spectre d’un hangar se profile sur la vase.
Le pays a coulé, mais qu’importe aux matelots
depuis que cette guerre n’en finit pas
et que l’empire même a volé en morceaux.

Il ne reste que la vue depuis la cantine d’hôtel.
Les canots se balancent. Entre les rideaux l’hiver
se faufile, plus sombre que les vitres
éclaboussées de béton, assaisonnées de terre.

Toujours aussi trapu le phare rouge ;
la forteresse se devine à peine,
sur la jetée les mouettes se bagarrent, plus robustes
que la fonte, la pierre et bien sûr que nous-mêmes.

Arrête-toi, plisse les yeux. Tes pas s’enfoncent dans le sable
des ruelles. La vue brusquement s’enfièvre.
Nous n’allons pas nous croiser. Mais qu’importe –
la baie est étouffante et une ère s’achève.

Blé de vache, chardon, linnée boréale.
Un humide reflet sur le métal troué.
Nous nous apercevons, tels que nous voit le Tout-puissant :
séparés par un abîme mais presque rapprochés

au seuil de cette mer où les bas-fonds s’érodent,
où comme un ruban funèbre s’estompe le chenal,
mais sous nos paumes tremblotent encore
novembre miséreux, la grammaire, une flamme.

2002

Dumbluotam kopgaly vaidenasi angaras.
Jūreiviams nesvarbi nuskendusi šalis,
o ypačiai dabar, kada užtrukęs karas
ir jų imperiją išardė į dalis.

Beliko reginys iš viešbučio valgyklos .
Švyluoja kateriai . Artėjanti žiema
užuolaidų plyšiuos tamsesnė negu stiklas,
aptiškęs betonu, pagardintas žeme.

Raudonas švyturys, kaip ir kadaise, kresnas,
tvirtovės kontūras beveik nebežymus,
ant molo pešasi žuvėdros, patvaresnės
už ketų, akmenį ir, žinoma, už mus.

Sustok ir užsimerk. Keleivio žingsniai dubsi
gatviūkščių smėlyje. Jau perdegė rega.
Mes prasilenkiame. Vis vien, kur atsisuksi –
beorė įlanka ir eros pabaiga.

Jonažolė, dagys, linnaea borealis.
Šlapia atošvaita skylėtam metale.
Kits kitą matome, kaip mato Visagalis –
abipus prarajos, tačiau beveik šalia

šiam jūros prieangy, kur seklumos aptirpo,
tarytum gedulas išbluko juozgana
farvaterio dėmė, bet po delnais dar virpa
neturtas, lapkritis, gramatika, liepsna.

 

Près des lacs

À peine ouverte la porte, tout se remet en place :
le petit bateau à quai, les sapins et les thuyas.
La femme qui nourrit les canards semble aussi vieille que Leni
Riefenstahl. Les marronniers encore sans fleurs au pied de la colline
sont plus jeunes qu’elle, mais à peu près du même âge que ses films.
Humide clarté. Un hérisson ou Dieu sait quelle âme
fouille dans les feuilles de l’an dernier. L’eau morte ou vive
envahit la plaine. Celsius aussi bien que Fahrenheit
promettent un jour printanier, une ombre s’étend
sur le passé (et même sur le présent), les premières semaines de calme
frottent les ponts
dans ce coin paisible d’Europe entre Wannsee et Postdam, là
où tant de choses sont advenues, mais où rien sans doute n’adviendra plus.
Depuis combien de jours déjà, le même corbeau pelé
dans le jardin ou sur le toit. Les Anciens auraient dit
que son obstination est prophétique. Surgi de l’épaisseur
des arbres, il saute d’une antenne à l’autre,
en faisant scintiller son flanc comme le mercure
du thermomètre. Comment pourrions-nous comprendre
le sens de cette partition ? Début de l’agonie, peut-être ?
Le passé n’éclaire pas, mais il essaie pourtant
de nous dire quelque chose. Le corbeau doit en savoir
beaucoup plus sur nous et sur la boue de l’histoire.
Que veut-il nous rappeler ? Les photos noircies, les sombres écouteurs
des radios, les signatures noires au pied des documents,
les yeux fermés des gens sans armes, la botte du prisonnier
et la malle du réfugié ? Peu probable. Nous n’avons rien oublié,
sans en avoir acquis plus de sagesse. L’oiseau
ne signifie que persévérance et patience.
Tu n’as qu’à demander pour qu’il t’en fasse don.

2003

Paysage, été 2001
                                              à Susan Sontag

Au début rien que le vent, la solitude des enseignes,
une tour enfoncée dans le sable fragile,
les jattes des patios noircis, d’où l’on n’aperçoit
que l’espace sphérique du Parménide.

La poussière vole jusqu’aux pins des banlieues.
Un invisible papillon a serré ses ailes
contre une volute. L’écaille du hasard
enveloppe puis efface une étoile dans les eaux.

Dans le haut-parleur à la fenêtre ouverte
l’ange claironne de tout son airain,
et Dieu, ayant soulevé ses paupières, transforme
la place en une pincée de cendre et d’amour.

Le soleil se lève au-dessus de la cité perdue.
La lumière cherche à tâtons une table,
le temps soudain vide démembre une phrase
qui n’a plus rien à voir avec la nuit passée.

2001
         (ce poème fut écrit peu avant l’effondrement des tours)