Marina Tsvetaïéva

LES POÉSIES D’AMOUR
Editions Circé 2015
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POEMES
Anthologie bilingue
Librairie du Globe 1992

 

INSOMNIE ET AUTRES POEMES
Poésie / Gallimard (Collectif)

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 4e des Poésies d’amour

« Chaque vers est enfant de l’amour » écrivait Marina Tsvétaïéva. Mais si l’exacerbation amoureuse, l’énergétique passionnelle est effectivement une des caractéristiques de son œuvre, ce qui frappe avant tout, au-delà de la liste infinie des « muses » masculines ou féminines, c’est qu’elle n’est que très peu assimilable à la poésie amoureuse, classique ou moderne. Il s’agit non pas tant de chanter, célébrer, sanctifier l’objet de sa passion, son propre sentiment, de mettre en scène l’épiphanie de l’amour ou la souffrance de la séparation, que de fonder sa poésie, donc son être même, sur un « absolu de l’amour » antérieur au monde et qui trouve sa plus parfaite expression dans le langage fondateur.

       La poétique de la rupture, propre à Tsvétaïéva, déterminait elle-même dans une grande mesure son comportement amoureux. Le traducteur s’est par conséquent efforcé de restituer les articulations sémantico-prosodiques de cette « étreinte de poésie » qui, lorsqu’elle aura reflué, ne pourra déboucher que sur la mort. « Puisque j’aurai pu cesser d’écrire des poèmes, je pourrai aussi un beau jour cesser d’aimer. Alors, je mourrai. Et ce sera bien sûr un suicide, car mon désir d’amour est tout entier désir de mort », avait-elle consigné dès mars 1919 avec une précision cliniquement prémonitoire. Marina Tsvétaïéva, un des plus grands poètes russes, avait choisi l’exil en 1922 puis était rentrée en Union Soviétique dix-sept ans plus tard, avant de se pendre à une vieille poutre le dernier dimanche du mois d’août 1941.

Voir Texte russe des poèmes

*

Mes vers tellement tôt écrits, au point
Que j’ignorai moi-même être un poète,
Détachés ― étincelles ou embruns ―
Des flots et des comètes,

Déchaînés ― petits démons impatients ―
Dans le temple du rêve et de l’encens,
Mes vers sur la jeunesse et sur la mort,
Mais jamais lus encore,

Dispersés sur les rayons poussiéreux
― Où nul n’a pris un seul livre à ce jour ―,
Mes vers, ainsi que des vins précieux,
Auront aussi leur tour.

Mai 1913

*

Le poème suivant chanté en russe

Ça me plaît que vous n’ayez pas le mal de moi,
Et ça me plaît que je n’aie pas le mal de vous,
Que la lourde boule terrestre n’aille pas
S’enfuir sous nos pieds tout à coup.
Ça me plaît de pouvoir être amusante —
Dévergondée — sans jeux de mots ni leurre,
Et de ne pas rougir sous la vague étouffante
Quand nos manches soudainement s’effleurent.

Ça me plaît aussi que vous enlaciez
Calmement devant moi une autre femme,
Et que, pour l’absence de mes baisers,
Vous ne me vouiez pas à l’enfer et aux flammes ;
Que jamais sur vos lèvres, mon très doux,
Jour et nuit mon doux nom — en vain — ne retentisse…
Que jamais l’on n’aille entonner pour nous :
Alléluia ! dans le silence d’une église.

Merci, de tout mon cœur et de ma main,
Pour m’aimer tellement — sans le savoir vous-même ! —,
Pour mon repos nocturne et pour, de loin en loin,
Nos rencontres qu’un crépuscule enchaîne,
Pour nos non-promenades sous la lune parfois,
Pour le soleil qui luit — pas au-dessus de nous.
Merci de n’avoir pas — hélas — le mal de moi,
Merci de n’avoir pas — hélas — le mal de vous.

3 mai 1915

*

Avec tant de tendresse — car
Je vais m’en aller loin de tout —
J’hésite et me demande à qui
Ira ma fourrure de loup,

À qui mon plaid doux et câlin,
Ma badine et mon lévrier,
À qui mon bracelet d’argent
Tout de turquoise parsemé…

Et les billets, toutes les fleurs —
Dont je ne veux plus aujourd’hui…
À qui ma dernière rime — et
Toi, ma dernière nuit !

22 septembre 1915

*

À l’occident du soleil tu passes,
Où la lumière du soir va poindre.
À l’occident du soleil tu passes,
Et la neige balaie ton empreinte.

Tu vas, dans un silence neigeux,
Passer devant ma vitre, si calme,
Toi mon noble juste, homme de Dieu,
Et lumière douce de mon âme.

La tienne, qui peut la convoiter ?
Ta sente est inviolable pour nous.
Et ta main blanchie par les baisers,
Je n’irai pas y plonger mon clou.

Jamais je ne viendrai te héler,
Ni me tendre vers toi sans rien dire :
Seulement de loin je vais m’incliner
Devant ta sainte face de cire.

Alors ainsi, sous la neige lente,
J’irai m’agenouiller, à l’écart,
Et pour toi seul mes lèvres ferventes
Pourront baiser la neige du soir —

Là où, dans un silence de mort,
Tu seras passé, solennel et calme,
Toi douce lumière et sainte gloire,
Toi le Dieu tout-puissant de mon âme.

2 mai 1916

*

Dans la brume un monde s’élance — nomade :
Sur la terre ennuitée errance — des arbres
Le vin d’or en train de monter — aux grappes
De maison en maison tournée — d’étoiles
Les cours d’eau à rebours inclinent — à fuir
Et moi je veux sur ta poitrine — dormir.

14 janvier 1917

 

Tentative de jalousie

Comment ça va auprès d’une autre ?
Plus facile, non ? — Coup de rame !
En peu de temps, telle une côte,
Le souvenir de moi s’éloigne,

De moi restée île flottante
(Le long du ciel, pas sur les eaux).
Ames, âmes ! non pas amantes
Mais sœurs — oui, vous ! — serez plutôt.

Comment ça va près d’une simple
Femme ? Sans vraies divinités ?
Ayant jeté du trône-olympe
Votre reine (sans y rester),

Comment ça va — ça se démêle —
Ça se blottit ? — Puis au lever ?
Et le tribut de l’immortelle
Trivialité, dites, pauvret ?

« Les convulsions et les syncopes,
Suffit ! Je vais louer un toit. »
Comment ça va avec n’importe
Laquelle — vous, élu par moi ?

La pitance — bien plus mangeable ?
Mais si ça vous lasse, tant pis !
Comment va près d’un simulacre,
Vous — bafoueur du Sinaï !

Auprès d’une autre que nous, gueuse
D’ici ? Ses hanches — l’hameçon ?
La honte, bride aux mains de Zeus,
Ne vous a pas cinglé le front ?

Comment ça va — ça se surveille —
Ça peut-il ? Ça chante, de vrai ?
Et le chancre de l’immortelle
Conscience, dites, mon pauvret ?

Près d’un article de bazar,
Comment ça va ? Lourde la dîme ?
Après les marbres de Carrare,
Comment ça va près d’une ruine

De plâtre ? (C’est dans le bloc même
Qu’on tailla Dieu — mais il s’effrite !)
Ça va près de la cent millième,
Pour vous — qui connûtes Lilith ?

La nouveauté, il vous en reste
Au bazar ? Las de magie mienne,
Comment va près d’une terrestre
Femme, qui n’a pas de sixième

Sens?
           Allez : heureux, c’est bien sûr ?
Non ? Dans l’abîme au ras des mottes
Comment ça va, chéri ? — Trop dur ?
Dur comme pour moi près d’un autre ?

19 novembre 1924

*

Veines ouvertes : sans retour
Et sans retour la vie jaillit.
Posez assiettes, écuelles !
Chacune est trop plate pour elle,
Trop peu.
Ça déborde toujours,
La terre noire s’en nourrit.
Rien ne l’arrête : sans retour
Et sans recours le vers jaillit.

Janvier 1934

Un jardin

Pour cet enfer
pour ce non-sens
Donne un coin vert
Pour mes vieux ans

Pour mes vieux jours
Mes vieux malheurs :
Jours-de-labour
Jours-de-sueur

Pour mes vieux ans
Mon temps de chien
Mes ans brûlants ―
Un frais jardin…

Pour le fuyard
Donne un jardin :
Sans nul ― regard
Sans âme ― et rien

Jardin : sans pas !
Jardin : sans bruit !
Jardin : sans voix !
Jardin : sans ouïe !

Un jardin calme
Sans sifflement
Sans cris ni râle
Et sans ― relent !

Dis : « Assez souffert ! Ce jardin
Aussi seul que toi, prends-le, tiens !
(Mais Toi-même n’y entre pas !)
Prends ce jardin ― seul comme moi ».

Pour mes vieux jours ce jardin-là…
― Ce jardin ? Peut-être l’au-delà ? ―
Pour mes vieux ans ― pour moi qui souffre ―
Pour que mon âme soit absoute.

1er octobre 1934