Ossip Mandelstam

 

OSSIP MANDELSTAM (1991-1938)

LES POÉSIES D’AMOUR
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         Si la poésie amoureuse, comme le relevait Nadejda Mandelstam, tient une place quantitativement  modeste dans l’héritage du poète, on ne saurait la qualifier de « périphérique » pour autant que ces quelques poèmes marquent des jalons essentiels de son parcours. Préparant, lors de son exil à Voronej, une émission radio sur la jeunesse de Goethe, Ossip Mandelstam notait que les femmes aimées avaient été pour le poète allemand « les passerelles solides par lesquelles il passait d’une période à une autre ». Sans doute parlait-il également pour lui-même tant il est frappant que chacune des phases de son œuvre est encadrée, introduite et close par les quelques poésies que lui inspirèrent les différentes « muses » : Marina Tsvétaïéva et Olga Arbénina pour Tristia, Nadejda et Maria Petrovykh pour  les Poèmes de Moscou, Olga Vaxel et Natalia Chtempel pour les Cahiers de Voronej… Avec le temps, au fil de l’œuvre, les « tendres Européennes » sembleront toutefois se fondre dans un même visage qui pourrait avoir nom Hélène, laquelle d’ailleurs apparaît en tant que telle, ici et là, et qu’il lui arrive d’opposer à sa femme Nadejda, dans la mesure où celle-ci avait fini par ne faire qu’un avec le poète dont elle a préservé les vers pour la postérité, par delà les vicissitudes tragiques de l’époque stalinienne et la Kolyma.

 

Artisane des regards coupables,
Receleuse d’épaules menues,
Le danger né de l’homme s’ensable
Et la parole — ô noyée — s’est tue.

Les poissons vont, en rouges nageoires
Et branchies dilatées : tiens, prends-les !
Leurs bouches muettes qui s’effarent,
D’un demi-pain de chair nourris-les.

Nous ne sommes pas des poissons d’or,
Et notre us sororal se maintient :
Maigres côtes au chaud dans le corps,
Prunelle à l’éclat humide et vain.

Le sourcil-pavot ceint les périls…
Alors pourquoi, tel un janissaire,
Je chéris la rouge et volatile,
La pauvre demi-lune des lèvres ?

Ne sois pas fâchée, ma douce Turque,
Avec toi dans le sac j’entrerai ;
Avalant tes paroles obscures,
Pour toi d’eau tordue m’enivrerai.

Aux noyés, Marie, tu tends la main.
S’endormir — pour prévenir la mort.
Solide est le seuil où je me tiens.
Tu peux partir. Va-t’en. Reste encore…

13-14  février 1934