Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid

 

QU’IL FASSE BEAU, QU’IL FASSE LAID

Quintils bancroches

Z4 éditions, 2020

 

200 pages

Prix : 16 Euros

COMMANDE

Placés sous le signe doublement instrumental de l’incipit du Neveu de Rameau, les quintils claudiquent prosodiquement dans une orchestration savante et tempérée, la mieux à même de tisser un rapport intime au monde, tout en invoquant les fantômes passés ou à venir – ressourcement erratique, poètes fraternels et rédempteurs, éclats de vie et mort incestueuses, insolubles corps-à-l’âme. Entre Espagnes et Russies anarcho-messianiques qui, comme Pío Baroja l’avait deviné, se rejoignent aux deux extrêmes du cosmos eurasien, irrationnel par définition, « source de toute distorsion poétique du réel ».

Trois modes de lecture possibles :

Horizontalement, les quintils des pages paires et impaires
se déchiffrant face à face comme dans un miroir.

Verticalement, les pages côté gauche,
thématiquement plus proches du vécu concret, de la « leçon de choses » ; les pages côté droit, sorte d’hommage à quelques-uns des poètes qui ont articulé l’existence de l’auteur.

Strophes saisies au hasard, sans exclure un exercice de virgilienne poémancie.

***

Extraits

 

Tu aurais tant aimé, Federico, vivre
dans la Grenade d’avant la Reconquista,
corps arabe, esprit juif, âme chrétienne,
trinité insolente et prodigue qui t’a
laissé seul une nuit de lune trop pleine

Les barbares demain dompteront l’arc-en-ciel,
racontars de boue, propos de comptoir,
en chacun il y a un Hérodote artificiel
et pourtant virtuose du boustrophédon ionien
qui aurait pu changer le sens de l’histoire

Tu te défiais des pietà qui revendiquent
le droit de n’être toujours que soi-même
et cependant à tous les autres identique —
épiphanies sur-le-champ assouvies,
extases clandestines de l’épiphénomène

Revenir de la mort, il suffit de vouloir
tant il y a de récits d’une résurrection,
mais comment revenir de la vie
quand on s’est trompé de porte, de couloir
ou qu’on y est entré par stupide effraction

Le temps du poème ne peut pas être
un automne, une trêve, une nuit,
ni celui d’une brûlure à perpétuité,
qui donc es-tu, toi qui me pénètres
comme l’acte le plus farouchement gratuit

Aux ronds-points du hasard étant tombé
sur les truismes de l’Ecclésiaste,
avait-il songé, Pierre-Jean Jouve,
qu’ils pouvaient se lire comme le cadastre
d’un règne écartelé, désyllabé

Pour avoir joui et souffert comme un porc
Roger Gilbert-Lecomte connaissait bien
le plan divin qui fait craquer nos jointures,
l’âcre réalité suintant de nos pores
lorsque nous rêvons dans toutes les postures

Les platanes sur moi ont perdu leur pouvoir,
je n’ai tué personne mais le sang coule
et les yeux des noyés passent sans voir
que ponts et cathédrales ont fait place
au lamento gothique d’une goule

 

***

Article de René NOËL à propos de ce livre ( Sitaudis)

                                                                                Embarquement de la dévotion

Noé n’a-t-il pas tendance à se reposer sur ses lauriers, ne doit-il pas revoir discours et méthodes quant à la logistique d’un énième déluge imminent ? Question de géométrie et d’algèbre, il ne s’agit peut-être plus de se rassembler, de dresser un inventaire, de monter à bord et d’attendre la prochaine donne du hasard, de l’évolution, mais d’agir d’après des formes d’organisation de l’espace-temps autres que les strictes lois de causalité. La poésie de Henri Abril se tient là, dans cet espace nouveau qu’il arpente et prépare depuis son enfance, dans cette étendue où s’écrivent déjà les poèmes de Syllabaire / si l’aube. Le seul fait de voir l’ici, les migrations des lexiques, des langues, des coutumes, des corps, des morphologies, des gestes, des astuces et des inventions, qu’elles soient ignorées, calomniées, forcloses, métamorphoses de notre temps, effacées seconde après seconde par les tenants d’un chaos basé sur l’amnésie aux antipodes de toutes espèces de vie, des cellules, des atomes, déplace les frontières, les limites, les rythmes, les proportions.

Henri Abril n’a jamais écrit et agi autrement qu’en poète acteur et membre d’une humanité, d’un peuple de poètes, non pas exotique, fantasmatique, mais si réel et charnel,  « J’ai kiffé les très vieux Juifs de Dadelsen, / leurs yeux rivés à de jeunes tétons kosher, / c’était si loin du théâtre des apparences / où le fils prodigue revient sur scène / avec les inflexions de la Joie-souffrance », que sa mise à l’écart, qui ne serait pas infamante en soi si cette relégation ne se faisait pas au seul profit de la survivance, a tout du trait logé dans l’œil, de la macula qui tout à coup fait croire au béotien qui ignore qu’il ne s’agit que de quelques microns qui ombrent, ennuagent, parcourent sa rétine, qu’il a des visions du monde, tire les cartes, prédit et pressent, détrompé bientôt, se croyant dès lors floué et humilié par l’anatomie de son iris, tyrannisé par sa pupille, jetant alors par-dessus bord toutes imaginations, rêves et utopies.

Loin d’être à part, « Que restait-il dans les poches / quand on eut brûlé tous ses manuscrits : / un dentier, des pensées noir d’ébène, / toute la panoplie d’un savoir / plus désuet que les bolges d’Alighieri », les poètes sont les témoins les plus visibles de leur temps et de l’humanité, leur matériau étant l’histoire et la langue, des résignations, des déceptions : « Il était entré dans le nouveau millénaire / comme on choit d’une existence parallèle, / mais depuis ce matin, tombé du lit, il sait / n’avoir été que la version juxtalinéaire / d’un Ulysse amputé de son Odyssée », et de l’enthousiasme à peindre ce tragique même.

Peu adepte de la versatilité consistant à brûler ce que l’on adoré hier, Henri Abril ne cesse de tenir le pas gagné, la poésie fédère les échanges – élargis jusqu’aux terres embarquées, mottes, glaise, argile préparant les continents neufs de l’après déluge à venir  – et les faits notoires, tellement concrets, des migrations plurimillénaires initiées bien avant les préhistoires de la Sibérie à Ouessant et Cadix, de Grenade à Buenos Aires, le poète compose, musicien, l’image-mouvement de l’Eurasie, espace revendiqué de sa poésie. Il rectifie ce faisant les perspectives, la poésie n’étant à ses yeux ni une voie de garage, de paix des ménages (« en poésie, c’est toujours la guerre », écrit Ossip Mandelstam), ni une chambre de compensation des dommages subis par les corps et les âmes fusillés et exterminés, minute de silence officielle consentie à regret par les vivants du moment, mais vue directe et immédiate de l’universel reportage de Mallarmé à propos de l’état du monde, des liens entre humains, idiomes, langues, les cultures se modifiant mutuellement.

Les quintils ne sont-ils pas les devenirs des quatrains et tercets écrits par nombre de poètes, dont Mandelstam que Henri Abril a traduit, écrivant lui-même à cette occasion en français des poèmes de trois et quatre vers rimés à l’exemple de Mandelstam pratiquant la rime couramment ? Les quintils des pages de gauche rimés le plus souvent selon le schéma a b c a b, faits de vers de douze, onze, dix syllabes selon les façons de compter, le cinquième vers figure l’impair apte à sortir des cercles des symétries, du pair, à sortir des répétitions, tandis que la fécondation de l’impair par le pair construit et stabilise un manque de constance favorisant l’inaboutissement et la désagrégation de l’expérience. Ainsi, le livre ajoute à ces chimies du pair et de l’impair, réalités concrètes des espèces naturelles trouvant dans ces alliances de contraires, le moyen d’influer sur le cours de leurs substances, de leurs milieux, de leurs positions par rapport à ces derniers, de leurs propres transformations, pouvant être lu de trois façons. Chaque page faite de deux poèmes – l’un d’eux parfois penché sur la page vers le haut ou le bas, notant ce changement de cap, un déséquilibre – pouvant être lus de gauche à droite, le lecteur peut lire les deux poèmes du haut, puis ceux du bas, toujours de gauche à droite, ou lus verticalement selon l’usage habituel, ou au hasard, ainsi que l’on procède pour lire le Yi-King. Horizontalement, les poèmes se répondent souvent, un paradoxe répondant à l’énigme qui s’éclaire, verticalement, la matérialité des poèmes des pages de gauche a pour vis-vis des saluts à des poètes familiers sur la page de droite. Cette forme de composition et de lecture concourt à inscrire dans le carré fait de quatre quintils et grâce à ces trois formes d’interprétation, des poèmes selon l’axe de lecture choisi de ce livre, le fini et l’infini matérialisés, initiés par le noir et le blanc et perpétués par les lectures plurielles et différentes, diversifiant les significations des vers.

Reste à lire, relire ce livre permettant à de nouvelles dévotions d’émerger.

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Chronique de Christophe STOLOWICKI (Libr-critique, 15 janvier 2021)

 

Soit quintils bancroches, un cinquième vers non rimé – quand les quatre autres accordent leurs bouts en richissimes, savantes, insolites, improbables paronomases – se baladant capricieusement dans la strophe, y insinuant, réparant le péché originel, « piqûre de rappel » de prose, ver entré dans la pomme, péché rédempteur. Selon sa place introduisant la faute consubstantielle ou la chute – dans la pure pensée, esseulée de sa musique natale. Comble de raffinement d’un serpent au paradis. À lire lentement pour que ses sucs s’imprègnent et subtilités se détachent.

La construction déchiquetée sévèrement suprématiste de Malévitch en couverture, « carré noir abstrait » décliné en aéronef,  évoque bien ce quintil bancal.

Comme « chante » rime avec « changeantes », « trace » avec « défroisse », « se desserre » avec  « bouc émissaire », « amandier » avec « mendier » – « apocalypse » et « éclipse », « consentante » et « ventre » (d’une consonne égarée raclant l’humus), « babillage de l’après-Babel » et « chair rebelle », « traînée de sel » et « se descellent » descellent plus de plaques tectoniques que La critique de la raison pure. Quand « discorde » rime avec « ordre », « rétracte » avec « débâcle », « détresse avec « ite missa est », « est-ce » avec « caresse », « masses » avec « contumace », « le nombre π » avec « expie », « choses » avec « holocauste » – la rime retorse, pot-pourri de phonèmes, d’accord masqué, musqué, voire muscadin, traduction elle-même, de sa flèche empennée traverse notre continent, le remonte en boustrophédon de sa herse ; que « Serments […] sermons […] sarments […] sereinement […] serrements » desserrant l’anaphore en « solo existentiel », un hymne à la poésie en dessille, en célèbre l’hymen – allitérations et approximations brassées à trope que veux-tu, « au réveil il sera toujours midi ».

Quand « siècles tristes » répond à « interminable aoriste », monte le temps du sans frontières temporelles (l’étymologie d’a-oriste) que le français de son passé défini définit si bien.

À quatre strophes par double page, de senestre à dextre s’organisant bientôt entre soi et les autres (titre de Ronald Laing, l’antipsychiatre poète), justifiées à gauche ou droite et centrées rarement, à vers parfois penchés ou montants pour dire l’espace-temps ou le « destin » ou le redresser. Mais comme « après-coup » d’une vie : « l’avant-goût / de tes seins […] / l’avant-souffle des voix vouées aux fournaises / l’avant-demain, l’avant-destin qui après-coup / donne à notre vie son véritable leitmotiv ». Ou l’avant-scène et la coulisse, celle qui coule hisse nos vies à étiage de lire, « entre la mort grave et nos vies suraiguës ».

Teste âme en terre. Si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer : « mourir ainsi que dansent / sur le seuil de la vie les engoulevents » ; « ne sachant de la mort que sa tendre morsure ».

J’ai rarement rien lu d’aussi beau, fêlé à point, d’une splendeur éteinte et ravivée d’âme, de plus pure impure et sophistiquée de hauts fonds poésie. Claudicante et bosselée et plus éclatante que les vers pairs & fils de la dicible nuit. De langue tortue, entortillée et dénouant les liens gordiens, tranchant l’alien en nous. Il heurte que, traducteur connu de poètes russes récents, ce poète soit méconnu.

Rhapsodie caudine, passée sous les fourches et cependant fourchue de joyaux, si fort chue et relevée de tout péché originel. Si riche en langue, si nourrie de langues, dix ou quinze peut-être lues couramment où l’universel sommeille, de traduction consubstantielle. Dans son creuset coulent le plomb fondu et le vermeil ocreux au creux du plein où le plein demeure. Sa magnificence passée par les verges d’un millénaire ou deux. Rebondissant de langue en langue de Babel où le bât blesse jusqu’à la nôtre, de franchise première.

Peut-on traduire la poésie ? Rien n’appelle la traduction comme la poésie.

Dans cette fantasmagorie slave que les labiales enchantent, que les dorsales, les vertébrales tout en esquilles brisent, Homère et l’amer biblique se font écho au travers d’une théorie de poètes, certains contemporains, inconnus ou célèbres, principalement russes, nombreux de génie espagnol, les deux pôles de l’auteur qui se partage entre la Moscovie l’hiver et son antipode ibérique en été.

En contraste de cette sophistication extrême où le sens pressenti se dérobe, disparaît ou clignote, un vers parfois d’un simple souple clarté : « le ciel aujourd’hui stagne comme un étang ».

Car ce ne sont pas jeux gratuits, « la dyspnée des mots [non sans] incidence ». Parlant de soi à toutes les personnes de son singulier débordant au pluriel, voilà que d’un moine méconnu du douzième siècle épris de passé c’est je. Quand il claudique ainsi que Monk, ses grappes de vers raturent d’une métaphysique notre horizon. À « la surface visible […] de l’instant » « jetés aux orties les décalogues », « à mi-chemin entre l’être et l’étant » une subtilité ontologique substantive au micron près.

La poétique prise non au sérieux mais au tragique, la poétique transe en dentales. Oui, la grande poétique, non la philosophie héroïque de Nietzsche. Poétique dont nous saisit l’exorde, dont « au rire vif-argent des fatums non-subis » nous tient en gésine la péroraison. Celle d’un poète juif  qui « ne conna[ît] pas d’autre diaspora / que celle des noms semés dans le sable », « qui de la Kabbale a absorbé miel et fiel » rimant avec « fidèle », « doublement apostat » de tous ses préfixes (« retôt », « revif ») dévoyés de langue en langue ; d’un traducteur viscéral  « tordant les mots élimés comme un linge » ; à l’autre fin d’un espace-temps délassant d’approximations la corde d’emblée tendue à l’extrême en sextines et villanelles.  Rendu l’espace-temps par son mode expiratoire.    

Dans « le vibrato iambique d’un coït » la métaphore étend ses antennes sur les millénaires. À opposer aux légions d’assis « de n’avoir fait l’amour aux mots qu’avec une aile / au lieu de briser l’échine à tous les signifiants ». Leçon du génie slave, non le moi n’est pas haïssable, il est seulement universel, omniprésent – et superflu.

Ode à tous les méconnus, aux deux pôles de son espace lingual, que d’une astérisque sans appel de note Abril dépose en bas d’une page de droite, de « Juana Inès de la Cruz (1644 – 1695), religieuse et poétesse mexicaine » à « Grażyna Chrostowska, morte au camp de R. en 1942 », entre cinquante. Aux deux pendus dépendus célèbres à la tour abolie et tant appelant Noël qu’il vient, à ceux aussi tel Tristan Corbière passés de peu entre les mailles de l’effiloché. Le retour décisif de Sisyphe se répétant de génération en génération.

Une explication : « On l’avait remisé à droite de la gauche / parce qu’il lui manquait la rage solidaire […] / à gauche de la droite […] chaque fois que l’avenir se déboîte » – pur poète, méconnu parce que d’aucun parti.

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Note de Jean-Paul Gavard-Perret , site Le littéraire

              Henri Abril en tout temps

   Ici, l’écriture clau­dique volon­tai­re­ment, offrant trois modes de lec­ture pos­sibles. Hori­zon­ta­le­ment, les quin­tils des pages paires et impaires se déchiffrent face à face comme dans un miroir. Ver­ti­ca­le­ment, les pages côté gauche sont thé­ma­ti­que­ment plus proches du vécu concret, de la « leçon de choses » et les pages côté droit deviennent des sortes d’hommage à quelques-uns des poètes qui ont arti­culé l’existence de l’auteur. Mais les strophes peuvent être sai­sies au hasard “sans exclure un exer­cice de vir­gi­lienne poé­man­cie.“

C’est donc un exer­cice de lec­ture que pro­pose  l’exercice de style d’un livre placé sous le signe dou­ble­ment ins­tru­men­tal (musi­cal et “méca­nique”) de l’incipit du Neveu de Rameau et qui reprend l’aspect dégin­gandé de Dide­rot  lorsqu’il se lais­sait aller à des diva­ga­tions romanesques.

     Les quin­tils sau­tillent “prosodiquement” selon une seg­men­ta­tion et une mise en espace des plus astu­cieuse et intel­li­gente. S’y tissent divers rap­ports au monde dans l’invocation de fan­tômes du passé mais aussi de l’avenir. Une telle errance — néan­moins pro­gram­ma­tique — mélange des poètes fra­ter­nels et rédemp­teurs, des éclats de vie et mort inces­tueuses, d’insolubles corps-à-l’âme. Et sou­dain, entre “Espagnes et Rus­sies anarcho-messianiques qui, comme Pio Baroja l’avait deviné, se rejoignent aux deux extrêmes du cos­mos eur­asien”, l’irrationnel devient ce qu’il doit être : la dis­tor­sion poé­tique du réel ».
            Une enquête filée et tout autant décor­ti­quée dans l’espace et le temps. Abril y tresse un geste de remise sym­bo­lique des plus réussies. Il replace ou plu­tôt déplace le je. Le livre devient — fai­sant face au wes­tern– un “eas­tern”. Il  fait recu­ler la fron­tière du moi et le creuse. Jaillit la per­cep­tion de bien des per­cep­tions. Elles sont  reprises et cor­ri­gées en une sourde clarté. Laquelle per­met de voir ce qui n’avait pas encore de nom, de s’approcher de soi en s’approchant de l’autre là où des ombres étendent leurs colo­ris, leur pous­sière, et sur­tout leur dia­pha­neité au moment où  l’imaginaire trouve une bien para­doxale assise.

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Et cet autre écho chez les Helvètes

Les vies aquatiques de Henri Abril

      Les quintils — cette forme peu usitée —  créent ici une étrange musique. Du Rachmaninov à n’en pas douter. Car une telle musique se prête au rêve — qu’il faut parfois, souvent même, tuer — comme à des devoirs de trivialité positive et de magie sinon noire du moins grisâtre, et qu’importe le temps qui secoue la barque de l’existence.

      René Crevel et Desnos, d’Aubigné et les poètes latins  ne sont pas loin de là, où l’auteur recueille s’il le faut les quignons rassis de l’amour et les serments si galvaudés qui ne sont que des serpents qui témoignent des péchés auxquels, selon l’auteur, une femme — en rien toutefois membre des « sorcières  shakespeariennes » —  fut encline. Mais la voix gutturale de certains mâlins ne reste pas en rade.

     L’humanité dont Abril (poète espagnol atypique qui fut confiné quelques mois à Moscou en cette année de leitmotiv viral) est partout, c’est à dire dans le nulle part des banlieues et parfois dans les plages  où des harmonies se dessinent quand vient le soir sur le lac Léman — mais pas seulement. Parfois d’ailleurs le quintil tangue car les gouffres d’ombre bouillonnent mais la dérive reste nécessaire pour passer du dicible à l’indicible :  preuve que l’amour est bonne fille à défaut d’être bonne mer.

    Jean-Paul Gavard-Perret

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Notice de Murielle COMPERE-DEMARCY 

Placés sous le signe de l’incipit du Neveu de Rameau de Diderot (Discours philosophique de la lune : dernier quartier), ces Quintils bancroches signés Henri Abril avertissent d’emblée le lecteur avisé et éclairé de la teneur des strophes poétiques qui l’attendent. Particularité d’un corpus poétique atypique dont la logique et l’orchestration du monde (observation et interprétation d’un réel torve claudiquant dans sa marche) nous sont restituées dans le triptyque d’un miroir : côté gauche le vécu concret condensé en une « leçon de choses », côté droit l’écho renvoyé par des poètes qui ont éclairé l’existence de l’auteur, au milieu, un concentré – via les mots du poète – du balancement de cette double vision du monde déroutante incrustée de lucidité et de dérision, y compris envers soi-même. Un opus entre perceptions personnelles et impersonnelles où le poète démêle son monde, le déconstruit et le reconstruit dans la concision de quintils promenés devant le lecteur comme les faces d’un miroir réfléchissant ou troublant à même d’incarner ce qui se trame dans la zone inédite d’un monde interlangues, entre Espagne(s) et Russie (« La neige, le soleil / Les steppes et la mer » dixit le poète scythe).

      À la confluence de trois langues et littératures – français, russe, espagnol (avec un zeste de catalan et d’ukrainien) – Henri Abril nous propose avec ses quintils d’avancer bancroches en « virgilienne poémancie », d’effectuer une traversée eurasienne de la poésie. Où embarquer, Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid… D’emblée nous sommes sur les flots de la traversée, le premier quintil s’élançant curieusement par la conjonction de coordination « car » dans une poésie où le Je par ailleurs sans histoire à raconter donne du fil à retordre aux lois de la causalité

Car il ne te reste qu’une morte-saison
pour aller jusqu’au bout des choses non dites,
les jours sont brefs et l’encre noctambule
a davantage à faire que biffer l’illusion
d’une vie impitoyablement fortuite

       Chaque quintil joue le morceau d’une partition, ponctué d’une croche intermède graphique, point d’orgue aux creux de la vague ou sur sa crête. Le creux sera somptueux abîme où se retirer comme la mer pour mieux jouir de l’après-jubilatoire. En une langue expérimentale défaite de ses « quatre vérités / dont se repaissent la vie et son écume », murmurée dans l’épaisseur de l’air, fixant le pendule d’un monde fantoche (comme bancroche) pour mieux changer de cap résurrection après résurrection. « (…) avec pour tout bagage / les prosodies qui ne peuvent pas vieillir » le poète navigue à vue néanmoins maître-à-bord de son espace-temps en cours incessant de reformulation et d’expansion, « pérégrin » de l’arche (é-)perdue cosmopolite se frayant à part un chemin « écartelé, désyllabé » pour tâtonner dans le noir, voir comment « revenir de la vie ».

Tu ne connais du monde que le pendule
suspendu au fil d’une ancestrale araignée,
la lampe de Reverdy s’est éteinte
et tu vas à tâtons, plus irréel qu’un noctambule,
en cherchant dans le noir un sceptre pour régner

        Il est à noter que le tâtonnement de l’homme-poète s’effectue souvent dans une quête après une amputation de son être, une coupure d’avec le monde, une blessure, une brèche, que la traversée sur le fil retendu et vacillant du présent et de l’écriture, cherche à densifier, voire combler, dans la projection d’une dimension autre retissée par les mots. Ainsi dans le chant d’un « lapsus », « entre le clair et l’obscur », dans une ode expressivement rêvée pour qu’elle puisse ainsi suivre son poète dans l’outre-vie ; ainsi nous, « à mi-chemin entre l’être et l’étant », rescapés des « fêlures promptes à nous rendre indicibles »,  escortés d’un Nerval « passeur de chimères »,… nous avançons, cahin-caha, lourds de « mille charades sans réponses », rêveurs d’un monde panhumaniste, …afin de croire que puissent être ravaudées notre vie « juxtalinéaire / d’un Ulysse amputé de son odyssée », nos histoires improbables, habitants d’ « archipels démâtés » avec dans la voix « tant d’élisions pour naître aux paroles ».

       La vision du monde ici créée et recréée en même temps que le monde s’écrit/se réécrit ne se gêne pas de frayer son chemin, escortée du ver dans le fruit et, si le mal est aussi vivant que la bienveillance, il n’est pas question dans ces Quintils bancroches de cautionner le jeu dichotomique et idéologique habituellement orchestré par les actants du verbe, mais de le repousser au-delà d’une interprétation insuffisamment manichéenne. Le poète ne voudrait se suffire d’ouvrir les coffres mystérieux du monde ni d’approcher les arcanes du réel par l’entremise d’une clé unique de lecture qui serait l’œuvre d’un regard figé/enfermé dans la vision d’un monde assujetti ou systémique. Dès lors les mots du poème-monde peuvent rejoindre, au nom de « l’insolvable liberté » les « graffitis par quoi les murs s’abrogent / et avec eux le diktat de toutes les dictées ». Les murs idéologiques, quels qu’ils soient, tombent ou, plus puissamment, « s’effondrent », sont pulvérisés, sous le coup de bélier des mots du poème – en cela anarchiques – et sous les salves des poètes ici en nombre célébrés (les trois Mandelstam : Ossip, Youri, Roald et Charles Dobzynski, ici dédicataires, et moult poètes de nationalités diverses).  

         Fleuve cursif traversant « dans une parodie ontologiquement » roborative les vastes épopées de nos errances comme les carrés noirs ou blancs de quintils bancroches, le livre déroulé par Henri Abril n’en a pas fini de « vocalise(r) le doux délire » d’une mer prodigieuse où voir nos égos bourlinguer jusqu’à les y jeter « aveugle(s) cul(s)-de-jatte en un dédale » nous faisant presque perdre langue/terre/, lieu habitable avant peut-être, un jour, nous appartenir.

Renoncez à la noria des paraboles
qui jusque-là vous prenaient par traîtrise,
le temps est venu de s’expurger autrement
et d’ouvrir les bow-windows de votre geôle
pour que la liberté se désarchaïse

       Et si la lampe d’un poète a pu apparemment s’éteindre (« la lampe de Reverdy s’est éteinte »), le feu des fluides demeure intact, comme demeure soluble/surmontable/inextinguible en vérité, la décrue des désastres, le ravivement des braises dans le feu ontologique du poème, sentinelle ardente de nos mises sur orbite / de nos ravissements. Feu d’une blessure / d’une brûlure originelle, soufflant « dans les fissures du chant », « les brèches du quotidien », l’empreinte du nombre d’or sur les cendres et la danse du transhumain.

© Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem