Alexandre Blok

ALEXANDRE BLOK
SUR LE BÛCHER DE NEIGE

Anthologie bilingue (1898-1921)

 

 

Ce livre est une réédition corrigée et substantiellement augmentée (près de 70 nouveaux poèmes) de l’édition parue en 1994, aujourd’hui introuvable. La majeure partie des traductions, ainsi que l’appareil critique, sont de Henri Abril, qui a tenu aussi à reprendre certaines traductions réalisées par Cyrilla Falk, petite-fille de Konstantin Stanislavski.

 

 

Coup de cœur Librairie Gallimard / Paris

« Cette remarquable anthologie bilingue du grand poète russe, intéressé un temps par la révolution de 1917 puis déçu et rongé par un mal physique et moral incurable, se déguste comme un grand cru et permet de retrouver ses poèmes les plus célèbres, Les douze ou La jeune fille dans le chœur chantait, mais aussi des pépites un temps introuvables. »

 

 

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     Alexandre Blok (1880-1921), première grande voix dudit Âge d’argent de la poésie russe, apparut comme le maître de l’école symboliste dès le cycle De la Belle Dame, jusqu’à des chefs-d’œuvre tels que La jeune fille dans le chœur chantait et L’Inconnue. Toutefois, sa poésie d’une incomparable musicalité, non sans écho verlainien, n’allait pas tarder à dépasser le cadre du symbolisme pour s’imprégner d’une vision tragique, puissamment prophétique des réalités de son temps, en particulier dans les poèmes sur la Russie, « épouse et mère », où il retrouve l’acuité lucide et cristalline d’un Pouchkine et d’un Lermontov.

D’abord favorable aux révolutions de février et octobre 1917, dont il attendait avant tout une « transfiguration de l’homme », il écrivit en janvier 1918 Les Douze et Les Scythes, deux grands poèmes restés parmi les plus célèbres, où il s’était efforcé de saisir la « musique de la révolution ». Bientôt déçu, « déserté par les sons », il cessera pratiquement d’écrire et, rongé d’un mal mystérieux, sans doute autant moral que physique, s’éteindra à Petrograd le 7 août 1921.

C’est cette trajectoire qu’épouse la présente anthologie bilingue, où il a été tenté de restituer autant que possible une instrumentation verbale, rythmique et prosodique, qui explique en grande partie l’envoûtement exercé par les vers d’Alexandre Blok sur des générations de lecteurs russophones. En guise de préface, on pourra lire les souvenirs du grand critique Korneï Tchoukovski, qui connut bien le poète et fut un des premiers à montrer son rôle primordial dans l’avènement de la poésie russe moderne.

Voir Texte russe des poèmes

 

La jeune fille dans le chœur chantait
Tous les gens las en terres étrangères,
Tous les vaisseaux emportés loin des quais,
Tous ceux qu’un jour les joies abandonnèrent.

La voix chantait, volant vers la coupole,
Sur l’épaule blanche un rayon luisait,
Et tous écoutaient depuis l’ombre au sol
La blanche robe chantant dans un rai.

Et rien n’était perdu, leur semblait-il,
Les vaisseaux mouillaient dans de calmes anses,
Les hommes las en leurs terres d’exil
Avaient trouvé une heureuse existence.

Douce était la voix, ténue la lumière…
Mais là-haut, près de la Porte sacrée,
Pleurait l’enfant initié aux mystères,
Parce que nul d’entre eux ne reviendrait.

1905

*

Le poème suivant est un des plus célèbres de Blok. L’envoûtement qu’il exerce sur le lecteur et l’auditeur russe tient en bonne partie à son rythme même, basé notamment sur l’alternance des rimes dactyliques (accent sur l’antépénultième) et masculines (accent sur la finale). D’autres traducteurs français ont opté soit pour l’octosyllabe, trop court et sec en l’occurrence, soit pour le décasyllabe, trop long et dilué, ou bien pour une combinaison des deux mètres, excessivement abrupte et cassante. J’ai choisi quant à moi de faire strictement alterner l’ennéasyllabe à rime consonantique et l’octosyllabe à rime vocalique, un accouplement certes insolite en français mais qui m’a paru le plus apte à rendre la modulation du poème russe.

 

L’inconnue

Au-dessus des restaurants, le soir,
Sourd et sauvage est l’air brûlant,
Et de tous les cris ivres s’empare
Le souffle pervers du printemps.

Au loin, l’or d’un bretzel luit à peine
Sur les ruelles qui poudroient,
Sur l’ennui des villas suburbaines
Où un enfant pleure parfois.

Et le soir, dans le parc qui s’éveille,
Les beaux esprits jamais lassés
Accompagnent, melon sur l’oreille,
Les dames entre les fossés.

Sur l’eau du lac les rames gémissent,
On entend cris et gloussements,
Tandis que blasé de tout le disque
Grimace au ciel absurdement.

Et chaque soir au fond de mon verre
Se reflète mon seul ami,
Par le liquide étrange et amer
Hébété comme moi, soumis.

Entre les tables voisines passent
Des serveurs au sommeil enclins,
Et brament In vino veritas !
Les soûlards aux yeux de lapin.

Et tous les soirs, à l’heure précise
(Ou est-ce un rêve chaque fois ?)
Devant la vitre brumeuse et grise
Elle passe étreinte de soie.

Et lentement parmi les gens ivres,
Exhalant brumes et parfums,
Elle va, sans que quelqu’un la suive,
S’asseoir toujours au même coin.

Et d’anciennes croyances émanent
Des plumes en deuil au chapeau,
Des bagues et de sa main diaphane,
Des soies légères comme un flot.

Hanté par l’étrange voisinage,
Scrutant cette face voilée,
J’aperçois un enchanteur rivage
Et des lointains ensorcelés.

On m’a livré de profonds mystères,
Un soleil m’a été confié,
Et les replis de mon âme entière
Par l’âpre vin sont imprégnés.

Déjà les plumes d’autruche glissent
Et se balancent dans mon front,
Tandis qu’aux bords lointains s’épanouissent
Des yeux d’azur, des yeux sans fond.

Dans mon âme gisent des richesses
Dont l’unique clé m’appartient.
Tu avais raison, monstre d’ivresse !
La vérité est dans le vin.

Avril 1906

*

Pécher sans vergogne, sans cesse,
Aux jours et nuits indifférent,
Et la tête lourde d’ivresse
Entrer chez Dieu furtivement.

Trois fois s’incliner jusqu’à terre
Puis, en s’étant signé sept fois,
Toucher avec son front en fièvre
Le sol souillé par les crachats.

Jeter dans le tronc un sou jaune,
Trois et sept fois encor baiser
L’antique et misérable icône
Que tant de lèvres ont touchée.

Rentrant chez soi, reprendre vite
Ce sou aux dépens de quelqu’un,
D’un coup de pied chasser ensuite,
En hoquetant, un maigre chien.

Sous l’image sainte et sa lampe,
Recompter en prenant le thé,
Laisser sur les coupons de rente
La trace d’un doigt humecté ;

Enfin, sur l’édredon du lit
Sombrer dans un sommeil de pierre…
Oui, même telle, ô ma Russie,
Tu m’es au monde la plus chère.

26 août 1914