Nikolaï Goumiliov

Nikolaï GOUMILIOV
      (1886-1921)

 

 

 


Le tramway égaré

Un jour, dans une rue étrangère,
J’entendis un corbeau croasser,
Les sons d’un luth, le lointain tonnerre…
Un tramway en trombe allait passer.

Et j’ai sauté dans ce tram fougueux
(Comment ? Ce fut pour moi un mystère),
Il laissait une traînée de feu
Même dans la diurne lumière.

Il filait, tempête aux sombres ailes,
Égaré dans la nuée des temps…
Arrêtez, conducteur plein de zèle,
Arrêtez le tramway sur-le-champ !

Trop tard. Derrière un mur le wagon
Franchit une palmeraie ancienne,
Puis les roues font retentir trois ponts
Sur la Néva, le Nil et la Seine.

Et furtivement à la fenêtre,
Inquisiteur vers nous s’est glissé
L’œil d’un vieux mendiant – celui peut-être
Qui mourut à Beyrouth l’an passé.

Où suis-je ? Plein de langueur inquiète,
Bat en réponse mon cœur meurtri :
« Vois-tu cette gare où l’on achète
Un billet pour l’Inde de l’esprit ? »

Enseigne. Gorgées de sang les lettres
Proclament Légumes, mais je sais
Qu’au lieu de choux et au lieu de blettes
On vend des têtes de trépassés.

Chemise rouge, face en tétine,
Le bourreau m’avait décapité –
Gisait ma tête, avec ses voisines,
Au fond d’une caisse ensanglantée.

Dans une ruelle, une clôture,
Trois persiennes et le gazon gris…
« Arrêtez, conducteur, la voiture,
Arrêtez à l’instant, je vous prie ! »

Maria, tissant un tapis pour moi,
Tu chantais derrière cette porte.
Où sont allés ton corps et ta voix ?
Se peut-il que tu sois déjà morte ?

Tu gémissais, le cœur au supplice,
Mais, portant natte poudrée, j’allais
Me présenter à l’Impératrice,
Et je te perdis à tout jamais.

La liberté, je l’ai découverte :
C’est la clarté jaillie de là-bas,
Et au seuil du zoo des planètes
Hommes et ombres pressent le pas.

Un vent souffle, doux et familier,
Et volent vers moi à toute allure
La dextre de fer du Cavalier
Et les deux sabots de sa monture.

De l’Orthodoxie rempart tenace,
Isaac au ciel grave sa croix –
J’y chanterai des actions de grâce
Pour Maria, et un requiem pour moi.

Mon âme pourtant est abattue,
Et je suffoque, et vivre m’oppresse…
Non, Maria, jamais je n’aurais cru
Avoir tant d’amour et de tristesse.

1921

 

Don Juan

Mon rêve est simple, et il est arrogant :
Saisir la rame, sauter vite en selle,
Et baiser des lèvres toujours nouvelles
Pour déjouer le temps au cours si lent.

Dans ma vieillesse, le cœur repentant,
Les yeux baissés, au Christ être fidèle,
Et, fardeau rédempteur, prendre avec zèle
Sur ma poitrine un crucifix pesant.

Mais au milieu d’une orgie sans pareille,
Soudain, comme un somnambule s’éveille
Effrayé dans le silence qu’il fend,

Je me rappelle qu’inutile atome
Je n’ai eu d’aucune femme un enfant,
Et n’ai pas appelé frère un seul homme.

 

La mémoire

 

Seuls les serpents changent de peau
Afin que l’âme ait plus d’essor.
Hélas, tel n’est point notre lot :
Nous changeons d’âme, pas de corps.

Mémoire, ta main de géante
Par la bride mène la vie ;
Parle-moi de ceux qui te hantent,
Qui habitaient mon corps aussi.

Chétif et laid, le tout premier
Qui n’aimait que l’ombre sylvestre,
La feuille au sol. L’enfant sorcier
Qui d’un mot arrêtait l’averse.

Un pauvre chien roux et un arbre
Avaient seuls partagé ses joies.
Ô mémoire, rien de palpable
Ne peut prouver que c’était moi.

Et l’autre… Un vent du sud l’empoigne,
Le son des lyres le poursuit.
La vie, dit-il, est sa compagne,
Et le monde un tapis pour lui.

Mais je ne l’aime pas, cet être
Qui se voulait et roi et dieu,
Qui mit l’enseigne de poète
Devant mon gîte silencieux.

J’aime le marin, le chasseur :
La liberté l’avait élu,
Les flots pour lui chantaient en chœur
Et il était envié des nues.

Haute était la tente du brave,
Vigoureux, fringants ses mulets.
Ah, que le Blanc trouvait suave
L’air inconnu qui le soûlait !

Mémoire, tu faiblis déjà.
Est-ce lui ou un autre, ô gueuse,
Qui a, contre le saint combat,
Troqué sa liberté joyeuse?

Faim et soif, il connut leur loi
Sur le chemin interminable,
Mais saint Georges toucha trois fois
Son sein épargné par les balles.

Je suis l’architecte têtu
Du temps que la nuit libère,
Pour que partout soit répandue
Ici-bas la gloire du Père.

Les flammes brûleront mon cœur
Jusqu’à ce qu’en mon pays même
Vous vous dressiez tout en blancheur,
Murs du nouveau Jérusalem.

Là, quel vent étrange soudain,
Quelle lumière terrifiante :
La Voie lactée tel un jardin
De planètes éblouissantes.

Un inconnu, voilant sa face,
Surgira. Mais tout sera clair
Rien qu’à voir le lion sur ses traces,
L’aigle fonçant vers lui dans l’air.

Je crierai… Mais qui sait le mot
Pour que mon âme vive encore ?
Seuls les serpents changent de peau,
Nous changeons d’âme, pas de corps.

Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés