Anna Akhmatova

 

ANNA AKHMATOVA (1889-1966)
POÈMES
Anthologie bilingue

 

Livre pratiquement épuisé, mais recherche possible sur Amazon et sur la Toile en général

 

 

 

 

 

 

 


« Anna Akhmatova est de ces poètes qui n’ont pas eu de généalogie, ni d’« évolution » tant soit peu notable. Aux poètes comme elle, il suffit d’être nés.  Ils viennent au monde avec leur propre diction et une structure mentale sui generis. Akhmatova a surgi tout armée, sans jamais rappeler quiconque ; et, chose plus significative peut-être, aucun de ses innombrables épigones n’approcha même son niveau. Pour cette raison, le phénomène Akhmatova ne saurait se réduire à des subtilités d’ordre stylistique : il ressortit bien plutôt au second terme de la fameuse équation de Buffon. Sa parole est inséparable d’une impérieuse retenue. Poésie des rythmes stricts, des rimes précises et des phrases brèves. Syntaxe toujours simple qui ne s’encombre pas d’un enchaînement de subordonnées, de cette construction en spirale qui sous-tend une large part de la littérature russe. Qu’Anna Akhmatova ait été si avare de mots, cela s’explique en partie par l’héritage qui lui échut au seuil des temps nouveaux…

  Contrairement à la plupart de ses contemporains, elle ne fut pas prise au dépourvu par les événements. Quand survint la révolution, elle avait déjà vingt-huit ans – trop pour y croire, trop peu pour la justifier. Étant femme de surcroît, elle estima qu’il ne lui convenait ni de glorifier, ni de maudire. Mais il n’y eut sans doute pas, dans l’histoire de la Russie, de période plus horrible que les quinze années d’avant-guerre. Il n’y en eut pas de plus noire dans la vie d’Akhmatova. La mort qui n’était auparavant qu’une issue à l’impasse des passions commence à se décliner au quotidien, hors de toute passion. Requiem est certes un poème autobiographique, mais sa force réside dans la banalité même de la biographie du poète. Elle y pleure tous les affligés : la mère qui a perdu son fils, la femme qui a perdu son mari – deux drames qui l’atteignirent dans sa propre chair ».   

                    (Extrait de la préface de Joseph Brodsky).

Voir Texte russe des poèmes

 

En fait de sagesse, l’expérience – boisson
Fade qui nulle soif n’étanche.
Et ma jeunesse fut (comment l’oublierait-on ?)
Prière du dimanche.

Oh, sur combien de routes désertes et grises
J’ai suivi qui je n’aimais pas,
Et combien de génuflexions dans les églises
Pour celui qui m’aima…

L’oubli vient cependant en moi tout recouvrir,
Mes années s’écoulent en paix.
Les lèvres non baisées et ces yeux sans sourire
Sont perdus à jamais

Automne 1913

*

Une voix appelait sans cesse
En me consolant : « Viens ici,
Laisse ta terre pécheresse,
Quitte cette sombre Russie.
Chassant la honte de ton cœur
Et lavant le sang de tes mains,
Je dissiperai la douleur
Des affronts et revers anciens. »

Mais j’ai, impassible et sereine,
Clos mes oreilles assiégées,
Pour que ces mots impurs ne viennent
Souiller un esprit affligé.

Automne 1917

*

Tout est pillé, vendu, trahi,
La mort étend sur nous son aile ―
La faim, le désespoir, la nuit.
Alors, pourquoi fait-il si clair ?

Des forêts inouïes, dans la journée,
Nous envient leur souffle cerise,
Au ciel nocturne de juillet
Des étoiles nouvelles luisent.

Et des murs sales, vermoulus,
Semble s’approcher le miracle…
Ce qui de tous est inconnu,
Mais désiré depuis des siècles.

1921

 

Le dernier toast

Je bois à ma maison en feu,
À ma vie aux abois,
Et à la solitude à deux,
À toi aussi je bois ―
Au mensonge des lèvres traîtres,
Au froid mortel des yeux,
Au monde grossier qui maltraite,
Sans que m’ait sauvé Dieu.

27 juin 1934

 

À propos des vers

Ce sont – des extraits d’insomnie,
Mouchures de bougie bancale,
Des blancs cochers à l’infini
Le carillon matutinal…
C’est – la fenêtre au rebord chaud,
À Tchernigov quand luit la lune,
Ce sont – abeilles, mélilots,
Poussière, et nuit, et canicule.

Avril 1940

*

Lorsque meurt un homme,
Ses portraits en sont changés.
Autre le regard des yeux, et les lèvres
Sourient d’un sourire différent.
Je l’avais remarqué au retour
De l’enterrement d’un poète,
Et depuis j’ai pu vérifier souvent
Que ma supposition était juste.

Mai 1940

 

La sentence
(fragment du Requiem)

Et le mot de pierre est tombé
Sur ma poitrine vive encore.
J’y étais prête en vérité,
Et ferai face au sort.

Aujourd’hui j’ai beaucoup à faire :
Tuer ma mémoire, il le faut,
Figer l’âme comme une pierre,
Apprendre à vivre de nouveau.

Sinon… L’été bruit chaudement,
Ainsi qu’une fête à ma vitre.
Je pressentais depuis longtemps
Ce jour si clair, la maison vide.

 

Sonnet du bord de mer

Tout en ce lieu me survivra,
Les vieux abris d’oiseaux chanteurs
Et ce souffle, printemps d’ailleurs,
Qui a franchi la mer déjà.

L’éternité me tend les bras
Avec une inhumaine ardeur,
Et sur les cerisiers en fleurs
La lune verse son éclat.

Blanc dans la futaie émeraude,
Le chemin semble aisé qui rôde
Et mène je ne peux dire où…

Entre le arbres tout s’éclaire,
Tout ressemble à l’allée première
Où mon enfance eut rendez-vous.

Juin 1958