Sergueï Essénine

 

SERGUEÏ ESSENINE (1895-1925)

L’Homme noir
Anthologie bilingue et commentée

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Poésies, 1910-1925

     Né en 1895, Sergueï Essénine est le dernier grand nom de l’Âge d’argent de la poésie russe. Poète paysan, mystico-révolutionnaire, houligan, imaginiste, filial et bisexuel, « rossignol obscène », patriote déchiré, suicidé ou assassiné à l’âge de trente ans : les poèmes scandent sa vie et parfois la précèdent, au point qu’il n’est pas toujours facile de séparer les mythes, la légende de la réalité (on lira à ce sujet la préface et la chronologie détaillée).

      Restent des poésies marquées par l’adéquation parfaite de l’image  au sentiment, aux intonations venues des profondeurs de la terre russe. Reste le poète du vingtième siècle le plus lu en Russie, ce qui est dû à son destin exceptionnel mais aussi à une forme élaborée qui, tout en demeurant proche de la langue populaire, aborde une thématique variée « en harmonie à la fois avec l’époque tourmentée de la révolution et avec l’éternité », comme l’écrivit le poéticien russe Boris Eichenbaum. C’est dans cette optique que le présent choix – le plus vaste à ce jour en français – a été établi, en même temps que le traducteur, fidèle au principe de l’« équivalence fonctionnelle », s’est efforcé de restituer au mieux la forme de l’original.

Voir texte russe des poèmes

Oh toi, ma douce Russie,
Tes icônes fleuries près du feu…
Rien que toi à l’infini,
Tout ce bleu suçant les yeux.

Simple pèlerin qui passe,
Je viens contempler tes champs ;
Auprès de tes haies si basses,
Les peupliers s’étiolent, vibrants.

Il sent le miel et sent bon les pommes,
Ton humble Sauveur dans les églises,
Et de pré en pré résonnent
Les rondes gaies et sans fin reprises.

M’élançant sur le sentier
Qui mène aux clairières libres,
Vers moi j’entendrai tinter,
Boucles d’oreilles, le rire des filles.

Si la troupe des anges me hèle:
« Fuis la Russie, viens au paradis ! »
Je dirai : « Que m’importe le ciel,
Laissez-moi vivre dans ma patrie ! »

1914

                                Automne russe

Tout au bord du ravin, silence de genièvre.
L’automne – jument rousse – gratte sa crinière.

Au-dessus des berges et du voile de l’eau,
On entend le claquement bleu de ses sabots.

Le vent ermite avance prudemment et froisse
Sur le sentier les feuilles qui dépassent

Et, accourant vers un sorbier sur le talus,
Il baise les plaies rouges d’un invisible Jésus.

<1914-1915>

 

                   Trois poèmes d’Essénine lus par Denis Lavant
     

 Confession d’un voyou         
 Tania             
 L’Homme noir (Fragment)

 

      Confession d’un voyou

Il n’est pas donné à chacun de chanter,
Il n’est pas donné à chacun de tomber
Comme une pomme aux pieds d’autrui.

Ceci est la plus grande confession
Par laquelle un voyou se confesse aujourd’hui.

C’est exprès que je vais tout décoiffé,
Ma tête sur les épaules comme une lampe à pétrole.
Dans les ténèbres j’aime éclairer
L’automne de vos âmes sans feuilles ni corolles.
J’aime voir les pierres-jurons voler vers moi,
Tels des grêlons éructés par l’orage.
Simplement, je serre plus fort entre mes doigts
La boule des cheveux prise de tangage.

Il fait si bon, alors, retrouver dans ma mémoire
L’étang dévoré d’herbe, les sons rauques d’une vergne,
Mon père et ma mère qui vivent quelque part
Et se fichent pas mal de mes vers et poèmes,
Qui m’aiment comme un champ, comme leur chair,
Comme la pluie de printemps sur les jeunes pousses.
Pour chacun de vos cris jetés sur moi comme des pierres,
Ils viendraient vous égorger avec leurs fourches.

Pauvres, pauvres paysans !
Vous êtes sans doute devenus bien laids,
Craignant toujours Dieu et les entrailles des marais.
Ah, si seulement vous pouviez comprendre aussi
Que votre fils est en Russie
Le premier des poètes !
Votre cœur ne se glaçait-il pas pour lui
Quand ses pieds nus faisaient trempette
dans les flaques de l’automne ?
A présent, voici qu’il déambule en haut-de-forme
Et en souliers vernis.

Mais elle vit toujours en lui, la fougue ancienne
De l’espiègle paysan.
Chaque vache que les bouchers ont pris pour enseigne,
Il la salue en passant.
Et lorsqu’il aperçoit des cochers sur la place,
Retrouvant l’odeur natale du fumier,
Il se sent prêt à porter la queue de chaque cheval
Comme la traîne d’une robe de mariée.

J’aime mon pays.
J’aime énormément mon pays !
Bien que la tristesse des saules le ronge comme une rouille.
J’aime la voix des crapauds résonnant dans la nuit,
Et le groin des cochons que la fange souille.
Le souvenir de l’enfance m’est tendrement douloureux,
Je vois en rêve les soirs d’avril, humides et brumeux.
On dirait que, tout transi, notre érable se penche
Et s’accroupit devant le brasier du crépuscule.
Que j’en ai pillé sans scrupules
Des nids de corneilles, en grimpant dans ses branches !
Est-il resté le même, avec son crâne verdoyant ?
Son écorce est-elle aussi dure que dans le temps ?

Et toi, mon préféré,
Mon fidèle chien tigré ?
Aveugle et glapissant d’être trop vieux,
Tu erres dans la cour en traînant ta queue,
Sans reconnaître au flair les portes ou l’étable.
Oh, qu’ils me sont chers nos tours de petits diables,
Lorsque, ayant volé à ma mère un croûton,
À chacun notre tour nous y mordions,
Sans être dégoûtés l’un de l’autre…

Moi je suis resté le même,
De cœur et d’âme toujours le même.
Bleuets au milieu des seigles, mes yeux fleurissent.
En déroulant la natte dorée des poèmes,
Je voudrais dire quelque chose qui vous attendrisse.

Bonne nuit !
À vous tous bonne nuit !
La faucille du couchant a fini
De tinter dans l’herbe crépusculaire.
Ce soir j’ai follement envie
De pisser sur la lune par la fenêtre.

La lumière est bleue, d’un bleu si unique
Qu’on pourrait y mourir sans peine.
Et peu importe que j’aie l’air d’un cynique
Qui s’est accroché aux fesses une lanterne !
Mon brave, mon vieux Pégase fourbu,
Qu’ai-je à faire de ton trot aux abois ?
Tel un artisan austère je suis venu
Chanter et célébrer les rats.
Ma caboche, comme au seuil de l’automne,
En vin de cheveux écumants s’écoule.

Je veux être une voile jaune
Tendue vers le pays où nous mène la houle.

<Novembre> 1920

***

Le bosquet d’or ne laisse plus entendre
Son gai babil, sa langue de bouleaux,
Et dans le ciel les grues en tristes bandes
Vont sans regrets vers des pays nouveaux.

Qui regretter ? Chacun erre sur terre,
Allant, venant, et toujours repartant.
Aux cœurs enfuis rêvent la chènevière,
La lune ronde au-dessus de l’étang.

Me voici seul dans la plaine déserte,
Et par le vent les grues sont emportées ;
Ma gaie jeunesse a envahi ma tête,
Mais du passé rien n’est à regretter :

Ni les années dilapidées en vain,
Ni le lilas qui fleurissait mon âme…
Un sorbier rouge flamboie au jardin,
Mais qui pourrait se chauffer à sa flamme ?

Ces grappes-là, non, rien ne les calcine,
L’herbe jaunie reverdira bientôt.
Comme les feuilles tombant en sourdine,
Je laisse ici tomber mes tristes mots.

Et si le temps et la bise du Nord
Les balaie tous en un tas superflu,
Vous pourrez dire que le bosquet d’or
Qui tendrement parlait… s’est déjà tu.

<1924>

Ce poème chanté en russe


*

La mort de Sergueï Essénine

par Vladislav Khodassévitch

La mort de Sergueï Essénine était si clairement liée à ses désillusions nées de la révolution bolchévique et elle avait suscité un tel écho parmi les jeunes communistes et l’intelligentsia ouvrière que les autorités s’inquiétèrent pour de bon et ordonnèrent de mettre immédiatement « fin à l’essénisme ». Les innombrables portraits du poète, les photos et dessins de la campagne où il était né, de la maison où il avait grandi, les innombrables souvenirs sur lui et les articles sur sa poésie, tout cela disparut comme par magie, du jour au lendemain, des journaux et revues soviétiques. Pour faire place à quelques articles qui expliquaient les erreurs, les égarements d’Essénine, son manque de consonance avec l’époque. Puis ce fut un silence total. Son nom même cessa pratiquement d’être évoqué. Comme il eût été par trop maladroit d’interdire le poète, on se contenta de l’étouffer.

Toutefois, à demi interdit, Essénine n’était pas oublié. Son souvenir persiste et on continue de l’aimer en secret en Russie. S’il n’est pas carrément illégal de le publier, cela ne saurait être encouragé. Un petit recueil de ses poèmes vient de paraître chez un éditeur privé. Couverture gris souris, avec cet unique monogramme « S.E. », afin de passer sans attirer l’attention. Les livres à moitié interdits ne manquent pas aujourd’hui en Russie soviétique, toujours accompagnés de préfaces dénonçant les fautes et errements de l’auteur : une feuille de vigne qui ne trompe personne et qui, en outre, rapporte des honoraires à l’auteur communiste de la préface. « Essénine n’a pas eu la force de désaimer ce que notre siècle a appris à haïr, est-il écrit sur la feuille de vigne du petit livre. On voit mieux aujourd’hui combien étaient vaines et absurdes les tentatives de ceux qui, à la mort d’Essénine, l’avaient proclamé à la hâte poète « national » et « authentiquement paysan ». La place d’Essénine n’est pas dans notre époque, mais derrière elle ».

Expliquer la tragédie d’Essénine par le fait qu’il n’avait ni prévu ni su reconnaître à leur valeur les « bienfaits de la collectivisation », c’est évidemment le comble de la bêtise, mais l’auteur de la préface a raison de relever la « dissonance » de sa poésie, tant elle est flagrante et à la source même de son drame. Essénine avait commencé par croire à la révolution, par y voir sinon la vérité, du moins un chemin vers elle, puis, après y avoir lié son sort, il s’en était détourné, profondément meurtri et déçu. Mon ami, mon ami ! Les paupières ouvertes / Seule la mort vient les voiler. Une fois retrouvée sa lucidité, il ne lui restait qu’à mourir. Et s’ils furent nombreux, notamment parmi les jeunes, à être bouleversés par cette mort, c’est que pour la plupart ils éprouvaient les mêmes sentiments que le poète vis-à-vis de la révolution. Certains voulurent littéralement le suivre (qu’on se souvienne de la vague de suicides en 1925-1927), d’autres ont préféré se taire ou s’enfouir dans l’anonymat, d’autres encore, intérieurement brisés, ont fini par s’adapter en apparence à l’époque. Mais le temps a passé, six années depuis la mort d’Essénine, les circonstances ont quelque peu changé, en particulier avec la fin de la NEP qui, on s’en souvient, n’avait fait qu’aggraver la déception d’Essénine et de ses semblables. La perception même de la mort du poète a évolué ; ayant perdu de son acuité politique, pour ainsi dire, elle revêt aujourd’hui un sens plus profond, plus abstrait et sublimé. Elle est devenue panhumaine, plus proche de chacun.

Il me semble en effet que l’histoire d’Essénine n’est plus perçue par le lecteur actuel en relation concrète avec l’histoire bolchévique, la tragédie du poète est devenue celle de l’homme trahi par son rêve et son idéal. La déchirure existentielle d’Essénine, sa souffrance et sa révolte font profondément écho à celles de la Russie. Certes, les peuples aiment généralement contempler la souffrance des poètes, et le peuple russe plus que d’autres, sans doute. Peut-être parce qu’il a souffert davantage et que le calvaire du poète lui permet de transcender son propre martyre, non seulement psychologiquement mais aussi et surtout sur un plan mystique. L’extermination des poètes russes, qui commença avec la poésie russe elle-même, la nuit où Volynski roua de coups Trédiakovski, a quelque chose du sacrifice expiatoire. Lorsque la vie d’un poète s’achève de façon tragique, le peuple a l’impression que ce point final ajoute une dimension à son œuvre même. Elle lui confère en quelque sorte le sceau de l’authenticité. Et nul doute que la tragédie de Sergueï Essénine fut la plus authentique qui soit.

1932

                                                    (traduit par H.A.)

*

LIRE ici le poème écrit par Vladimir MAÏAKOVSKI
sur la mort d’Essénine.