Les Cahiers de Voronej

 

Ossip Mandelstam


D’abord lié à la révolution par une sorte de « joute et attrait » où le rythme et le mythe transcendent l’époque dans une « nostalgie de la culture mondiale », avant tout méditerranéenne (Tristia, 1923), Mandelstam allait inverser nombre des éléments de sa poétique, à partir de 1930, afin d’appréhender la réalité nouvelle, marquée par une perversion sans précédent des valeurs et des signes. Quand on vient l’arrêter en mai 1934, il est « prêt à la mort ». Mais condamné à trois ans d’exil, il va écrire à Voronej, en quelques mois les plus fertiles de son existence, les poèmes des trois Cahiers qui sont un des sommets de la poésie russe du vingtième siècle. Arrêté une nouvelle fois en mai 1938, le poète est envoyé au Goulag et meurt le 27 décembre près de Vladivostok, au seuil même de la Kolyma.
Cette édition bilingue et intégrale — pour la première fois en français — des poésies de la dernière période de Mandelstam, accompagnées de commentaires détaillés et d’une chronologie particulièrement minutieuse pour 1935-1938, permet de replacer dans leur contexte les Cahiers de Voronej et un poème aussi « dérangeant » que l’Ode à Staline, de mieux comprendre comment, par sa « sémantique éminemment musicale », son élaboration métaphorique et prosodique d’une densité, d’une tension à la fois tragique et lumineuse, l’oeuvre de Mandelstam rejoint les plus grandes voix de la poésie universelle.

Voir Texte russe des poèmes

 

Tchernoziom

Trop adulée, trop noire, criblée de faveurs,
En crinières soignées, toute d’air et cernée,
S’effritant tout entière et formant un seul choeur :
Mottes humides de ma terre-et-liberté !

Dans les premiers labours, bleuissante noirceur
Où l’on dirait que gît un labeur désarmé —
Collines et vallons du champ de la rumeur,
Même au cercle parfois la rondeur peut manquer.

Mais la terre pourtant, qui dans l’erreur ne plie,
On a beau l’implorer, elle reste pareille :
Flûte pourrissante venant raboter l’ouïe,
Clarinette au matin qui vous gèle l’oreille.

Combien douce est au soc cette terre si grasse,
Et la steppe se tait quand la retourne avril…
Salut, mon tchernoziom, sois vigilant, viril —
Silence au noir langage oeuvrant et laissant trace.

Avril 1935

***

Quelle rue est-ce là ?
C’est la rue Mandelstam.
Cette diable de rue
Ne sonne pas droit mais tordu,
De quelque côté qu’on l’entame.

Homme peu linéaire ou lisse,
Il n’avait rien non plus d’un lys,
C’est pourquoi cette rue,
Ou plutôt cette fosse infâme,
Porte aujourd’hui le nom
De ce Mandelstam…

Avril 1935

 

Le fer

Les années vont en régiments de fer,
De boules ferreuses est criblé l’air.

Fer sans couleur, dans l’eau tu vas rouiller,
Et rosir — en rêves sur l’oreiller.

Vérité de fer : vive à faire envie,
Pistil de fer, germe de fer aussi.

Ta glande, poésie de fer vêtue,
Larmoie dans la faille de la tribu.

22 mai 1935

***

Tu n’es pas mort encore. Tu n’es pas seul encore,
Tant que pour toi et ton amie mendiante
La majesté des plaines est comme un réconfort,
Et la brume, et le froid, et les tourmentes.

Dans le faste du pauvre, dans la misère reine,
Vis calmement, sereinement :
Bénis soient tous ces jours et ces nuits qui s’enchaînent,
Et les doux sons du labeur innocent.

Mais malheureux celui qui craint les aboiements
Comme son ombre, et que le vent harponne;
Pitoyable celui qui, à peine vivant,
Demande à son ombre l’aumône.

15-16 janvier 1937

***

Dans ce janvier que faire de moi-même ?
La ville ouverte et folle se raccroche à nous…
Serais-je ivre de tant de portes qui se ferment ?
J’ai envie de beugler face à tous les verrous !

Et les grègues de ces aboyeuses ruelles,
Et les greniers des rues tordues sans fin,
Et les gouspins venant à tire-d’aile
Se cacher et surgir dans les coins et recoins !

Je glisse dans les creux, dans l’ombre aux cent verrues,
Pour aller jusqu’à la pompe gelée,
Je trébuche en mâchant l’air mort et vermoulu
Tandis que s’éparpillent les freux enfiévrés.

Et à leur suite je m’exclame et crie soudain
Dans une glaciale caisse de bois :
« Un lecteur ! des conseils ! un médecin !
Sur l’escalier d’épines parlez, parlez-moi ! »

1er février 1937