SERGUEÏ STRATANOVSKI (né en 1944)
LES TÉNÈBRES DIURNES
(Choix de poésies) Bilingue
Sergueï Stratanovski, né à Léningrad en 1944, s’est affirmé dès les années 1970 comme une des voix marquantes de la poésie « souterraine », parallèle au champ littéraire adoubé par le régime. Pour cette raison, il sera longtemps interdit de publication, son premier livre n’ayant pu voir le jour qu’en 1993. Aujourd’hui, des ouvrages de lui ont paru en polonais, anglais, italien, lituanien et d’autres langues, et il a obtenu dans son pays, en 2010, la consécration poétique majeure : le prix Andreï Biély.
Le florilège proposé ici au lecteur francophone recouvre toutes les périodes et facettes d’une oeuvre singulière qui, se tenant à l’écart des courants conceptualiste et métamétaphorique de la poésie russe fin de siècle, tente de décrire sans fioritures la réalité ambiante – agonie du pouvoir soviétique, grimaces de la nouvelles Russie, guerre de Tchetchénie – dans une langue au registre étendu, friande de néologismes nés des racines slavonnes, en parfaite consonance avec la théologie personnelle de l’auteur, plus éthico-philosophique que religieuse, comme le montrent ses surprenantes gloses bibliques en contrepoint à la « mythologie païenne » des nouvelles générations.
À la suite du poème liminaire, programmatique du recueil central Ténèbres diurnes (en référence au titre anglais du célèbre roman d’Arthur Koestler), Victor Krivouline, poète et ami de Stratanovski, définit dans une postface ici reprise sa poésie comme une « pseudomorphose langagière et mentale des dernières années » . « Les ténèbres n’aveuglent plus, mais le jour est devenu meurtrier et la terreur du quotidien relie notre présent hideux à l’effroyable et tragique passé. L’ »effroyable » cesse ainsi de n’être qu’une « histoire » survenue naguère à d’autres humains ; la Grande Terreur s’avère être un état historique permanent de l’âme russe, son intangible hic et nunc, et non plus seulement l’attribut de l’année 1918 ou 1937 ».
Dieu
Mais Dieu n’est pas un spectre d’or
Ni fauve ni fièvre étoilée,
Rien qu’une sphère creuse encore
Nue et asexuée,
Suspendu dans ma chambre
Prunelle invisible il contemple
Ce qu’il a changé en prison :
Ma table, mon papier, mon encre,
Tout cela lui est dû
Je peux bien le lui rendre
Même si je dois rester nu
1968-72
***
Faut-il donc lire Freud
Traîner ses fables dans la poche
Ou tel le bâton du prophète
Chercher la terre sous les ronces,
Faudrait-il commencer à vivre
Ou en finir, revenir en arrière
Sur la sente russe à travers les marais
Dans ce sol qui crie comme un oiseau,
Ou vaut-il mieux écrire un poème
Sur la chope enivrée
Et chaque nuit, comme une viande
Mordre son oreiller
Printemps 1972
***
Lire l’Archipel du Goulag sur une plage
Perdue dans l’archipel de la mer grecque
En écoutant le bruit des vagues couleur de vin
Puis soupirer et se souvenir qu’il est temps
D’aller déjeuner, alors refermé le livre
Rentrer à l’hôtel avant de filer au restau
Sis dans une vieille goélette, la chair des homards
Une brise tiède, les mouettes dans le bleu du ciel…
Et se souvenir qu’autrefois
Dans l’enfer de la Kolyma…
Mais à quoi bon les complexes
Et le stupide pathos moral,
Il n’y aurait pas de paradis
Sans les fosses de l’enfer
Sans cette décharge de corps…
Et avalé son café
Il allume un cigare
***
L’acte d’agresser un corps
Pour un bon trip sur la chair d’autrui
S’effectue dans des milieux
Fluides, friables, mouvants
Et sentant bon, et pleins d’ardeur létale,
À savoir :
Dans le lait et la farine
Dans le sable d’Arabie et le ciment
Dans l’albâtre et la chaux,
dans mazout et goudron, dans l’amiante
Dans le ventre d’un blindosaure,
Dans un bombardement instantané
Dans le terreau des tranchées,
Dans l’hémofolio des lois
De l’époque X, de l’heure tcH, et aussi
Sur le Mont-Blanc des déchets,
Dans le bassin d’urine et dans la merde
Et sur le tapis stellaire
Derrière l’huis du Gardien de la Mort
La pleureuse
Long lamento sur son homme ivre,
tressant une dentelle
de paroles antiques
comme on pleure sur un mort,
tressant des sanglots, des mots de colère
pour le monstre infantile,
les coups presque quotidiens,
pleurant sur le vivant comme sur un mort,
qu’il crève à l’instant, qu’il ne se réveille plus
Il mourut au petit matin,
étouffé par son propre vomi,
elle l’enterra sans pleurer,
mais incapable depuis de chanter
***
Seul avec la douleur
Avec Dieu seul à seul
J’ai si peur de rester,
Moi le fauve de Ses chasses
Moi le poisson de Ses nasses