Arséni Tarkovski

 

ARSÉNI TARKOVSKI (1907-1989)
POÈMES

Anthologie bilingue

Livre pratiquement épuisé, mais recherche possible sur Amazon et sur la Toile en général

 

 

 

 

 

 



Arséni Tarkovski n’avait été longtemps connu que pour ses excellentes traductions des poètes arabes, turkmènes, géorgiens et autres. Mais le premier recueil de ses poèmes publié en 1962, lors de la période du « dégel » khrouchtchevien, fut une révélation et le plaça d’emblée parmi les grandes voix de la poésie russe du vingtième siècle. On a évoqué à leur sujet le lyrisme philosophique du siècle précédent, la tradition de Baratynski et de Tiouttchev. Toutefois, cette poésie de facture classique, concise et rigoureuse, se rattache par l’architectonique verbale et sa mémoire culturelle profonde à une mouvance moderne qui oscille entre Akhmatova et Mandelstam.

Son fils, le grand cinéaste Andreï Tarkovski, a souvent incorporé des poèmes de son père à la trame de ses films, notamment dans le Miroir, porté de bout en bout par la voix inoubliable du poète. Le présent recueil bilingue est le premier à avoir présenté dans toute sa diversité la poésie de Tarkovski au lecteur francophone.

Voir Texte russe des poèmes

Le portrait

Personne personne avec moi.
Rien qu’au mur un portrait sans voix.

Et rampant sur l’aveugle vieille
Les mouches veillent
veillent
veillent.

« Te sens-tu bien, que je lui dis,
Sous verre dans ton paradis ? »

Mais tandis que rampe une mouche,
La vieille semble ouvrir sa bouche :

« Et toi ici dans ta maison
Te sens-tu bien, seul pour de bon ? »

*

Le manuscrit
                                        pour Anna Akhmatova

Je n’ai pas pu relire et recopier au propre
Mon manuscrit quand j’y eus mis le dernier point.
Déjà entre les lignes brûlait mon destin
En même temps que l’âme changeait d’enveloppe.

Le fils prodigue ainsi se défait de sa robe,
Ainsi le sel des mers, la poudre des chemins
Sont bénis et maudits par qui avec ses mains
Affrontait l’ange en solitaire, ― par Jacob.

Je suis celui qui a vécu ce temps, le mien,
Mais qui n’était pas moi. Je suis le benjamin
Des hommes, des oiseaux, j’ai chanté dans leur chœur

Et ne veux pas quitter le festin des vivants ―
Moi l’armorial de leur race et de leur honneur,
Moi le glossaire des racines les liant.

***

Je ne crois pas aux pressentiments, les présages
ne m’effraient pas. Je ne fuis pas la calomnie
ou le poison. Il n’y a pas de mort en ce monde.
Tous sont immortels. Toute chose aussi. La mort
ne doit pas être redoutée à dix-sept ans
ni au grand âge. Le réel et la lumière
seuls existent, mais ni la fin ni les ténèbres.
Nous voici déjà tous réunis sur la grève,
et je suis parmi ceux qui tirent les filets
quand vient à passer un banc d’immortalité.

 

Le poète

                         Il était un chevalier pauvre…

Ce livre un poète autrefois
Me l’offrit dans un corridor
Des Éditions de l’État ;
Le livre est tout frippé déjà
Et le poète, lui, est mort.

Il y avait dans son profil
Un peu d’oiseau, semblait-il,
Et quelque chose d’égyptien,
Une grandeur gueuse et fragile
Et un honneur bien mal en point.

Qu’il redoutait donc la distance
Des corridors ! et l’insistance
Des créditeurs ! Prenant des airs
Et comme un don sans importance
Il recevait ses honoraires.

Ainsi le vieux clown sur l’écran
En chapeau melon, saluant,
D’un ivrogne imite l’allure,
Mais sobre il cache cependant
Sous son gilet une blessure.

Fini cet exploit quotidien
Empenné de rimes jumelles :
Adieu et bon voyage enfin !
Salut, fête au son des sequins,
Pain blanc et pain noir pêle-mêle !

Il s’amusait d’un mot rustaud
Et souriant comme un oiseau
Il happait au vol tout le monde ―
La solitude pesant trop,
Il lisait ses vers à la ronde.

Ainsi doit vivre le poète.
De même, où que le sort me jette,
La solitude est mon effroi
Et, solitaire, je feuillette
Ce livre une centième fois.

Dans ces vers peu de paysages,
Rien que les gares, leur tapage,
Le théâtre et sa confusion,
Rien qu’une foule de tous âges,
Le marché, les queues, la prison.

La vie sans doue a trop parlé,
Et le destin s’en est mêlé.

L’épigraphe est l’incipit d’un poème de Pouchkine,
dont Tarkovski reprend le rythme dans ce poème
consacré à Ossip Mandelstam.

*

Nourrice des libellules,
La nue voile son visage,
Et l’herbe flétrie respire
La touffeur d’avant l’orage.

Caïn traverse l’aldée,
Casse les pots et veut faire,
Tel un maître son valet,
Payer son plus jeune frère.

Froid culbutant le temps lourd,
Grêle sur les blés, les arbres…
Le monde est jeune, sans doute,
Et Abel vraiment coupable.

Je t’observe, mon destin,
De dessous mes paumes presque,
Et peu prêt à la défense ―
Ainsi que dans la Genèse.

***

Danse de l’étoile face aux étoiles
Danse de l’eau, clochette aux cent pétales
Danse du bourdon avec sa complainte
Danse de David devant l’arche sainte

Transe de l’oiseau qui n’a plus qu’une aile
Transe du sinistré, cendres pêle-mêle
Transe de la mère au berceau désert
Transe de la pierre qu’un talon serre