Poésie Réunie 1

 

                                                                                                     Commande (12 E)
POESIE REUNIE
1 (1987-2016)

       Sont ici rassemblés les trois premiers livres de Henri Abril :
Syllabaire / si l’aube (1993)
Gare Mandelstam (2005)
Byzance, le sexe de l’utopie (2016),
ainsi que Nomen omen (extrait de « Intime étymon ») et un bref « Reliquat ».

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René NOËL à propos de cette édition (POESIBAO, 17 juin 2024) :

                                           Éole chiffrant dieu

Ce premier volume de la poésie réunie d’Henri Abril expose le temps, modifié, Ah, que l’éternité est lente (p. 336), écho tacite en guise de répons à un aîné l’éternité se limite à ses limites actualisant la mer mêlée au soleil, soit une représentation physique et psychique du monde à ses transits. Vision du devenir écrit par Henri Abril et amorcé par les œuvres des poètes créateurs de langues qu’il pratique, poète, traducteur saisi en amont par les lignes mélodiques du français, de l’espagnol, du russe, de l’ukrainien dont il nous donne à lire ici les étiages, les moults de leurs correspondances écrites, plusieurs de ses livres étant devenus introuvables, Syllabaire / si l’aube et Gare Mandelstam, accompagnés d’un Reliquat inédit, vers nés d’un exil qui, franchissant les sons et les rythmes de langages à jamais déliés, ne pouvait mener que vers le non-lieu de toute naissance jamais cependant identique au non-lieu de la fin.

Si les hommes ignorent ce qu’ils font à l’état de veille et oublient ce qu’ils font en dormant, il arrive cependant à la plupart d’entre nous de le savoir par accident, pour l’oublier aussitôt, j’ai l’impression de vivre le rêve d’un autre, que se passera-t-il quand cet autre se réveillera et aura honte ? dit ainsi Eva dans le film La honte d’Ingmar Bergman à Jan. La poésie n’est-elle pas l’art de lire et d’ordonner selon une logique inédite ces états de veille où nous nous sentons rêver et ces heures de sommeil où nous agissons effectivement ? Il n’en va plus alors d’un don exclusif de l’enfance, mais à une forme de regards justes portés à tout âge de la vie au cœur du réel, à lire la poésie de Henri Abril où la conscience, la logique affûtées, libèrent le hasard et la providence de leurs servitudes, animent les iambes et les syllabes, les mots et les expressions.

Syllabaire / si l’aube (1987-1992) pèse le corps en mouvement de la poésie. Le puzzle des mémoires agit aussi bien que le mot, figure qui contient le mot figue et désigne sa forme, évoque un fruit, ses aspects et ses saveurs à travers lesquels le vif et l’abstrait agrandissent le champ du savoir et changent l’anatomie. L’œil, la peau, le nez, l’oreille, la bouche : leurs façons de se poser et de percevoir immédiatement les dehors participant d’une construction originale en lieu et place d’instincts statiques et supposés immuables,  nourrissent l’anatomie et la physiologie en marche, l’espace devenu plus vaste et paradoxalement plus précis que le temps par la mise en avant du vif, de l’agir.

Ce premier opus incarne non pas la matrice des livres à venir, le programmatique, la forme sculptée une fois pour toutes, une comédie humaine qu’il n’y aurait plus qu’à garnir, mais agrège les défunts, les poètes de l’ère en gésine dont nous sommes les mues, les contemporains. Dionysien, Henri Abril organise à nouveaux frais la bibliothèque de Babel – aussi bien que Blaise Cendrars y puise le latin mystique accouchant de Bourlinguer, de Moravagine – proche du pays de Nerval salué dans Byzance, le sexe de l’utopie, relève les syllabes serrées dans les incunables. L’image flairée dans les ténèbres regarde l’aube qui la précède, puis in situ devant soi. La vraie vie – si banale / qu’elle renaît dans le vagin : des défuntes, au point vernal / de l’homme usé par son prochain, / puis ressuscité par les aubes au goût sauvagin / dans le temps borgne et flétri des annales, / où seul un poète geint / stupidement debout sous le soleil d’épinal    (chromos)    (Gare Mandelstam1999-2004, p. 119).

Éole modelant, chiffrant dieu vu de l’intérieur et de ses dehors, non plus le jeu scindé entre ou bien le monde ou bien soi, et l’ange marchait / devant, mâchant remâchant   les noms hivvites /  et jébuséens / syllabes éraillées / rumeurs graisseuses / du jour presque neuf  (p. 23), mais au cœur du chant russien, le poète moscovite et espagnol élargit le spectre des voix humaines, Fer / Dans la boucle du trop-réel / nos / Bouches usées par les augures : / Le temps passait et nous étions / Plus absolus qu’une syntaxe – toi / Humble et blanche / Comme les charniers du siècle, / Entre cantiques et blas / Phèmes         Fièvre / De Magdalena à Magadan / Comment prévoir la servitude / L’aube qui poindrait / Sous les signes de la main : récit / D’une autre peau, d’un autre sang / dans la neige qui efface / Jusqu’à ton évidence, Phèdre, écrit-il dans un poème dédié à Marina Tsvetaïva (p. 12).

Rien n’est effacé du rien, ni l’inanité sonore, ni l’ignare qui en tout poète sommeille. Même le poète le plus pur / ne sait des mots que le bruit qu’ils font (p. 343), écrit Henri Abril, traducteur entre autres, de la poésie complète en quatre livres d’Ossip Mandelstam, ne séparant pas l’art de traduire de l’écrit, composant cent quatre quatrains, Rimes pour une aube noire (p. 71), pour traverser la matière de ses vers rimés.  Résistance / Réseau des stances : Toujours aussi vivante, irrémissible, cette roulure et gueuse, cette pestiférée, / la poésie seule résistance possible /  à l’inacceptable réalité (p. 339) émergée du zéro posé sur l’horizon.

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Extrait du livre (Poésie de 1997, section « Reliquat »)

                     Poэs’ya

                                                           Le cent vingtième
                                                  poème n’est pas un arbre
                                                                                 Lionel Ray

la poésie n’est pas un hêtre aux racines
traversant la litanie des phrases,
elle n’emprunte pas aux nuages
ses figures de liesse et d’effroi

la poésie n’est pas née par magie
des entrailles qui chantent et déchantent,
ce n’est pas un combat d’avant ou d’arrière-garde
un beau, un funeste soleil couchant

la poésie n’est pas un champ populaire,
ses seigles branlés par le vent,
non plus un long chemin de croix
dans la nuit mouvante mais à peine vivante

la poésie n’absorbe pas la mémoire,
ne nidifie pas dans un sexe lotophage,
ne se glisse pas aux premiers cris du coq
dans le miroir où Alice se pâme et se fane

la poésie n’aime pas l’injustice des justes
son glaive de consonnes béantes,
elle n’est pas un faune solidaire, la clairière
où des berceuses se mêlent aux péans

la poésie ne sait pas lire l’avenir
ses ventres tout gonflés de poix,
la poésie n’est pas un viatique de l’utopie
une taupe tapie au fond du désespoir

la poésie ne vit pas de compassion                           
ni de l’étreinte des cœurs déteints,
elle ne prendra jamais au sérieux
la liberté suspendue à ses contraintes

la poésie n’a pas à célébrer
la nature où l’espèce humaine se soulage,
nul besoin pour elle de platoniser
en roulant de charybde en scylla

la poésie ne se vante pas d’être
autre chose que son propre hiéroglyphe,
autre chose que l’absence
où des strophes incertaines s’enlisent

la poésie n’est pas un pacte
avec dieu ou le versant caché du ciel,
pas plus qu’elle n’est le sel sur la hache
qui fend l’aube, la chair hideuse du siècle

la poésie ne dit rien de l’orgueil
du chanteur traqué par la meute, rien de la haine
ou de la honte en loques des sosies lointains,
du pathos prompt à violenter tout ce qui est

la poésie n’est pas réductible
à la vanité des mots et du temps,
à l’image sur une langue trop sèche, elle
ne sera pas une eau dormante qui nous tente

la poésie ne s’oppose pas au vide,
aux fragments opaques du silence,
la poésie n’a jamais été un vœu d’éternité,
poignée de cendres, missel d’amertume, rêve sans élan

la poésie n’est pas traduisible
ni transférable de tertre en tertre, de voix
en voix dans les steppes de la Genèse
où seul le Scythe enfle encore ses voiles

la poésie ne vient pas s’agenouiller
devant les plaies totémiques du futur,
ni prier ni jeter l’anathème
sur des anges, des démons déjà tus

la poésie ne se mange pas
avec un écho de l’homme, ses germes secrets,
elle n’est pas déféquée de saison en saison
dans l’immortalité des trèfles

la poésie ne creuse pas dans le roc
en aplomb sur des squelettes obscurs,
elle ne prétend pas baptiser
nos chétives rotules, nos os que rien ne sculpte

la poésie ne se défait pas dans la nausée
du trop humain, d’un regard où rien n’existe,
elle ne s’esquive pas tel un poisson
bouche ouverte au fin fond de l’exil

la poésie ne rythme pas la clarté,
l’en deçà du verbe – lyrisme à l’insu –,
la vérité brisée comme un verre, l’impossible
métaphysique des blessures

peu importe à la poésie
la pensée vive ou calcinée, le poulpe
insidieux des étymologies, les perfides
caresses de la chercheuse de poux

la poésie ne gît pas dans l’oreille
droite ou gauche de Pilate, dans cette main tendue
à l’anonymat vertical du monde
que les cris de Mélusine modulent

la poésie n’est pas le deuil
de ce qui aurait pu naître ou ne pas naître,
la poésie n’est pas une arme à double tranchant,
une âme noire dans un corps de neige

la poésie n’a pas de temps oral ou anal,
elle n’égrène pas les noms de la nuit, des vaisseaux
d’Homère sur une mer sans âge, la poésie
n’est pas le premier arbre ou le dernier psaume

la poésie est