Sur les traductions de Henri Abril

Extraits d’articles divers

« Déporté dans un camp sibérien, Ossip Mandelstam y meurt d’épuisement le 27 décembre 1938. Les Cahiers de Voronej, publiés intégralement, sont ses derniers poèmes : l’ultime quartz de lumière d’un météore.Ce sont les poèmes des années 1935-1937 que ces Cahiers de Voronej, nouvellement traduits et annotés par Henri Abril, réunissent dans leur version intégrale. Dernières traces fulgurantes par lesquelles commence le projet de traduction aux éditions Circé de l’Oeuvre poétique complète en 4volumes (…) L’avancée des éditions complètes de Mandelstam à Saint-Petersbourg (dues à Alexander Kouchner) décida l’entreprise et l’éditeur. C’est un pas majeur que la publication de ce premier volume. Elle ne fait pas que s’ajouter aux traductions disponibles de Mandelstam. Elle établit, d’une part, un projet rigoureux, d’autre part, elle envisage de repenser ce qui échappa aux versions françaises disponibles de l’intensité si complexe de la langue de Mandelstam, sa dimension « sémantique éminemment musicale », ses « échos allitératifs », son « matériau phonétique grossier », etc.. Si un fossé sépare parfois les traductions d’Abril de celles de Jean-Claude Schneider, Philippe Jaccottet, Louis Martinez, François Kérel, Henri Deluy, Jean Blot et Olga Andreiev, Michel Aucouturier, Tatiana Roy, c’est qu’il s’agit d’une tentative colossale par le jeu qu’elle insinue entre la violence du verbe d’Ossip et la fugue suave et sonore de son vers. Les Cahiers de Voronej sont bien des pierres dures de lumières cachées. Ils sont « un peu d’air qu’on dérobe », une « excroissance folle », écrits « sans permission ».

Emmanuel Laugier (Le Matricule des Anges, 1999)

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« Pour le public français, sans doute plus familier de Maïakovski ou Pasternak, le nom de Mandelstam demeure souvent mystérieux : c’est une sorte d’icône floue de la modernité russe, à laquelle sont attachés la notion lointaine d’acméisme et le mythe, surtout, d’une destinée tragique. Son oeuvre a été régulièrement traduite en français, mais elle s’offre de manière un peu dispersée, ce qui n’en facilite pas toujours l’abord. C’est donc une très bonne nouvelle que l’annonce d’une édition complète des textes poétiques de ce novateur absolu, qui dut attendre 1956 pour être « réhabilité » et la fin des années 80 pour devenir vraiment accessible aux lecteurs de son pays.

Le premier des quatre volumes prévus pour cette édition bilingue de l’oeuvre poétique de Mandelstam nous fait entrer dans l’univers de l’écrivain par la fin, en donnant à lire pour la première fois Les Cahiers de Voronej dans leur intégralité. Composés entre 1935 et 1937, préservés grâce à sa femme Nadejda qui l’accompagna jusqu’au terme de son voyage vers la mort, ces textes marquent une sorte de sommet dans l’art du poète. Peinant à sortir du silence où l’ont plongé les menaces et les épreuves, Mandelstam réussit au bout d’un an d’exil à retrouver son souffle : comme s’il s’identifiait au paysage de terres grasses qui l’entoure, il renaît au labour du vers, au labeur des images. Les poèmes ainsi produits, rigoureusement datés, creusent le sillon neuf de l’universel : ouverts au ciel présent et sans cesse filé de Voronej, ils convoquent aussi l’immensité de la culture de Rembrandt à Goethe, de Villon à Chaplin pour dire le monde en tresses et trilles de sonorités et de rimes extraordinairement travaillées.

C’est un défi pour le traducteur, évidemment, que de restituer ce chant qui semble s’épuiser parfois pour mieux s’amplifier en stances ou célébrations. Henri Abril s’en tire avec brio, en faisant le choix de la plus grande fidélité et en osant des équivalences phoniques souvent très réussies. Il éclaire également les textes de notices précieuses, qui permettent par exemple de comprendre la dérive soudaine d’une Ode à Staline et de rendre à son désespoir net une voix pure, enfin, de tout compromis : « En m’enlevant les mers, et l’envol et l’élan /Pour mettre sous mes pieds le sol et sa contrainte, /Qu’avez-vous obtenu ? Un résultat brillant :/Ces lèvres qui remuent sont hors de votre atteinte. » De fait, elles nous parlent encore »

Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 1999)

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« Disposer aujourd’hui en français du volume complet des poèmes de Voronej, ce n’est pas seulement bénéficier d’un progrès quantitatif en matière éditoriale. Il y a d’abord quelque chose de miraculeux dans le fait de posséder ne serait-ce qu’un des poèmes de cette époque puisqu’ils étaient tous condamnés à disparaître… Mais au-delà de ce miracle, il y a que Mandelstam, qui est un poète souvent difficile, parfois hermétique, ne serait guère compréhensible sous une forme simplement fragmentaire ou lacunaire : il faut lire beaucoup de lui pour comprendre un seul de ses poèmes et en jouir, tant il est vrai que les mots, les figures qu’il utilise ne se déchiffrent que par résonance. L’édition proposée par Henri Abril est pour cela une grande réussite : ses notes nous évitent de nous perdre, laissant à la confrontation des poèmes eux-mêmes le soin de nous guider »

Éric Marty (Critique, décembre 2000)

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  « Ossip Mandelstam est assigné à résidence à Voronej de juin 1934 à mai 1937. Il y écrit ces Cahiers, précaires, ultimes. Il sera ensuite déporté au Goulag où il mourra en 1938.
Ossip est une bouche inutile, ironique, insoumise. Il a défié Staline, dans ses poèmes au « montagnard du Kremlin ». Il le défie de sa langue même, personnelle, singulière, il affirme le je et le tu du poète. Sa langue avance, se densifie, tandis que meurt la révolution. Les mots sont des boules d’argile, des fragments antiques, des voix vives et familières, des réminiscences, des bouts de contes et des intonations-comptines, dessouffles de fer, des objets durs, qui se déploient et se chromosoment en leur faim.
Chaque poème est présenté en russe et dans sa traduction. Ossip Mandelstam joue des consonances, des paranomases, on peut se référer au texte russe et aux notes. Il dit l’exil, l’amour, la plaine infinie, sa terre noire, la guerre, le peuple, la nostalgie – Toscane, l’étau qui se resserre, le silence qui se fait autour de lui et ceux qui s’éloignent, l’espoir quand même de vivre, la vie « non pas au ciel mais ici sur terre ».

« Tu n’es pas mort encore. Tu n’es pas seul encore.
Tant que pour toi et ton amie mendiante
La majesté des plaines est comme un réconfort,
Et la brume, et le froid, et les tourmentes. »

Son lyrisme distancie, pas d’effusion, mais une matière polysémique, prégnante, qu’il empoigne. Exigence : il faut pour le lecteur travailler cette lecture, comme le voudra plus tard explicitement Celan. Lire les notes qui donnent l’éclairage contextuel de chaque poème. Dire à voix haute, faire vibrer, les jointures, le rythme repris, concret, palper les significations – tiroirs, les rugosités, la densité. Superbe travail de traduction/recréation d’Henri Abril, qui a matérialisé cette puissance et cette richesse.

« Où suis-je ? Qui dira ce que j’ai ?
Nue la steppe où l’hiver se sauve…
C’est la marâtre de Koltsov…
Non, la patrie du chardonneret !
Et rien qu’une ville muette
Que passe en revue le verglas,
Une bouilloire toujours prête,
La nuit, à causer avec soi,
Dans l’épaisseur de l’air des steppes
Le hèlement croisé des trains,
Et leurs sifflets qui se répètent
Aussi traînant que l’ukrainien… »

                Dominique Tissot (Terre à Ciel / Poésie d’aujourd’hui)

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« Les éditions Circé font paraître après les Cahiers de Voronej, la première édition intégrale et bilingue du cycle les Poèmes de Moscou (1930-1934). Ecrits après cinq années de silence marquées par des ennuis de santé, l’errance et des conflits de plus en plus âpres avec les apparatchiks de la littérature officielle, ces textes manifestent une rupture décisive dans la manière du poète, et constituent le sommet assurément de son art polyphonique fait de métaphores denses et drues, d’insolentes libertés syntaxiques, de notations concrètes saisies sur le motif, d’une rare puissance d’évocation, et d’une constante gravité métaphysique corsée d’un humour corrosif.  » Sentant venir les supplices  » mais tout entier lié à sa  » mortelle envie de vivre « , Mandelstam, récusant la plainte, réussit à rendre dans la concision abrupte du vers les rudes enchantements d’une Arménie primitive et sauvage à la langue  » épineuse « , le jour bilieux de Pétersbourg ( » J’ai regagné ma ville connue jusqu’aux larmes « ) et Moscou cette  » garce  » aimée, où s’agitent des foules dont l’âme  » fripée  » est celle d’une époque en manque d’oxygène. Au reste, la poésie de Mandelstam ici, d’une tension extrême et cependant d’un dynamisme qui bouscule constamment la langue et la perception ordinaire des choses, exprime un appétit avide du réel et l’effort d’une respiration désespérée :  » Et le pauvre d’esprit se tend, sourd et tenace,/ Comme une route tordue en plein vol,/ Pour saisir la pléthore intime de l’espace,/ La promesse des pétales et des coupoles.  » On devine la traduction de Henri Abril à la fois savante, scrupuleuse et amoureuse de son objet, fidèle aux mystères d’une poétique ivre de sa virtuosité ».

Jean-Pierre Siméon (L’Humanité, 2001)

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« Ayant entrepris de traduire l’Oeuvre de poésie complet d’Ossip Mandelstam, l’un des plus grands poètes russes du XXe siècle, Henri Abril en publie le second volet : Les Poèmes de Moscou (1930-34). Événement.

    Les Poèmes de Moscou (1930-1934) sont sans aucun doute les poèmes centraux de l’oeuvre de Mandelstam. De 1928 à 1935, tout arrivera à Mandelstam comme ce qu’il nommait lui-même, avec une conscience tout à la fois aiguë et ironique, son destin : pour le pire bien sûr, et aussi parce que c’est durant ces années que son écriture se détache de la métrique classique qu’il employait comme une sorte de calque de l’expression du sens (ce que l’on appela sa « poétique sémantique »).
Mais repartons un peu plus en avant : le 7 mai 1937, isolé par Staline à Voronej depuis la fin de l’année 1934, Iossif Emilievitch Mandelstam écrit à sa femme Nadejda dont il est alors séparé : « je suis complètement anéanti. J’ai même laissé tomber les poèmes. Je ne tiens pas en place » (Lettres, Actes Sud, 2000). En mai 1938, il est à nouveau condamné à cinq ans de travaux forcés pour activités contre-révolutionnaires. Le 12 octobre, il arrive au camp de transit de Vtoraïa Retchka (« Deuxième rivière ») près de Vladivostok. Le dix novembre 1938, il écrit à sa famille : « Santé très faible, épuisement extrême… ». Ce seront ses derniers mots. Lorsqu’on sait comment le pouvoir stalinien s’acharna contre cet homme, transformant en moins de dix ans le visage d’un jeune homme en tête de bagnard, on comprend que l’épuisement dont il parle n’est pas une coquetterie de petit écrivain souffreteux, mais celui du poids de toute l’Histoire… Toutefois, il semble que ce soit l’Épigramme contre Staline, écrite en 1933 et lue devant quelques amis, qui signera sa mort : « Ses doigts, comme des vers, sont très gras et épais,/ Et ses mots de cent poux ne vous ratent jamais,/ Ses moustaches de cafard semblent rire,/ Et brillent ses bottent de tout leur cuir ». D’une violence et d’une précision âcre jusque dans le rythme et le choix trivial de son vocabulaire, Mandelstam y concentre toute la logique de persécution d’un homme et d’un régime : à partir de 1920, il est en effet arrêté à plusieurs reprises, privé de vrai logement, suspecté constamment. L’affaire Gonfeld (1928) pour laquelle il est accusé de plagiat de traduction l’accable au plus haut point. Tout cela se passe, paradoxalement, alors que le poète fait salle comble, lit régulièrement, est accueilli pour des soirées uniques, publie articles, essais, livres de poésie. Là encore, la machine du pouvoir fait son travail souterrain, depuis les premières saisies jusqu’à la relégation de trois ans (1934) et l’interdiction de séjourner à Moscou, Léningrad, etc.. Face à cela, Mandelstam ne cesse de se durcir. Il écrit dans « l’excroissance folle », « sans permission », jusqu’à même dire, dans La Quatrième Prose (1930) qu’il « travaille à la voix, quand cette saloperie de meute en rage autour de moi écrit, écrit ». Ceux qui écrivent tant, ceux qui ont « la rage littéraire », pour reprendre son expression, ce sont les médiocres écrivains du Parti, dont Alexis Tolstoï, le thuriféraire de Staline. Ainsi Mandelstam durcit sa voix, et la voix de son écriture entre 1930 et 1934 donne ce que l’on appellera Les Poèmes de Moscou. Ils sont divisés en deux cycles, le cycle « bouddhique » en « vers blancs » né au coeur de l’été 1931 et les poésies prémonitoires de la terreur stalinienne et de l’exil sibérien du « cycle du loup ». C’est dans ces années qu’il touche par la voix la « crête de la vague du temps », c’est-à-dire à ce qui fait que la voix inscrit toute la rumeur bégayante d’une époque en elle. Son traducteur, Henri Abril, précise dans ses « scolies » qu’après une période longue de presque cinq ans de silence, durant lesquelles la réalité stalinienne devient évidente à ses yeux, Mandelstam se débarrasse définitivement d’un lyrisme abstrait et hors du temps. C’est la concrétude matérielle de ce sol russe, et arménien (où il voyage en 1930), qui affecte sa langue. Il passe là par le « purgatoire de la métamorphose ». Déjà, La Quatrième Prose, ses essais, mais surtout Le Sceau égyptien (dont la tension lexicale est remarquablement rendue en français par C.B Levenson, L’Age d’homme, 1972), puis Le Voyage en Arménie, en donnent une impression fulgurante. Le cycle des Poèmes de Moscou s’ouvre donc par une magnifique série titrée sèchement Arménie : « Sabots claquant sur la granit porphyre,/ Le petit cheval paysan trébuche/ Et voudrait grimper sur le socle chauve/ De la pierre publique et si sonore./ Derrière lui, avec leurs ballots de fromage,/ Des Kurdes haletants se précipitent… ». Le principe de traduction général d’Henri Abril, comme il le précisait déjà dans Les Poèmes de Voronej, consiste, selon l’expression d’Antoine Berman, à « ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue ». Ce qui signifie une éthique de la part du traducteur : la recherche d’une manifestation conjointe du sens et de la forme, ce que le premier traducteur d’Ovide, Charles Fontaine, au XVIe siècle, appelait la « robe, le corps et l’âme ». C’est rendre au texte la « littéralité charnelle » par laquelle passe la nouveauté d’une saisie du monde et l’expérience que le poète en aura eu. Henri Abril se tient à ce programme et parvient à tenir, dans un clair-obscur savamment mené, ce qui de Mandelstam oscille en permanence entre la volonté du sens et l’éclat lapidaire de l’ellipse. Tâche ardue que l’on aurait aimé voir davantage comparée et justifiée, dans les notes-mêmes, à d’autres versions. On pourra, par exemple, préférer, dans Impressionnisme, que des ombres sur une toile soient comparées nettement par un « On se dit : des cuisiniers/ flambent des pigeons gras » (Tatiana Roy) à : « Des pigeons gras, aurait-on dit,/ Qu’au four les cuisiniers apprêtent » (Abril). Et cela parce que l’ombre tournent plus violemment avec la flambée du premier exemple. Mais, inversement, Henri Abril traduit fortement le travail du peintre dans les premiers vers du même poème : « C’est la syncope des lilas/ Et comme des squames… » quand d’autres traductions l’affadissent. Les Poèmes de Moscou, publiés intégralement pour la première fois, comprennent également différents cycles autour de la poésie russe, allemande et italienne, dont sa traduction des Sonnets de Pétrarque. Ils rendent compte de l’attention que Mandelstam portait à la culture, lui qui croyait à la force intempestive des grandes oeuvres. Ainsi, dans tous domaines, Ossip n’écrivait pas, mais il « couturaillait » dans le temps des météores de mots. Ce fut sa revanche ».
                            Emmanuel Laugier (Le Matricule des Anges)

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« Une anthologie bilingue de Sergueï Essénine, orchestrée par Henri Abril, a paru aux éditions Circé, sous le titre d’un des derniers poèmes, tourmenté, L’Homme noir. Plus de 50 nouveaux textes sont proposés dans un volume comptant plus de 90 poèmes, classés chronologiquement de 1910 à 1925, dernière année du météore. Ils sont traduits dans le souci de rendre compte le plus fidèlement possible de la prosodie russe, par « équivalence fonctionnelle ». Il ne faut pas bouder cette chance extraordinaire de pouvoir lire Essénine en français, dans le plus vaste choix proposé à ce jour. Le texte de présentation, intitulé Les mythes de Serge Essénine, est précieux à plus d’un titre. D’abord par son approche à la fois linguistique et psychanalytique du nom même du poète ».

Jean-Luc Despax (Aujourd’hui Poème, 63)

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« La vie d’un poète est parfois une curiosité souvent une interrogation, presque toujours un glaive de lumière qui fend, l’espace d’une seconde, notre obscurité. Avec la parution aux Editions CIRCE d’une anthologie bilingue magistralement présentée par Henri Abril (regroupant une centaine de poèmes dont plus de la moitié concerne de nouvelles pièces), nous entrons au coeur même de l’oeuvre de Sergueï Essenine ».

Victor Varjac (Panorama du livre, 2005)

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« On ne peut plus être poète, disait Blaise Cendrars, passé 30 ans. Les solutions sont multiples : Rimbaud se fit trafiquant d’armes, Cendrars trafiquant de mémoire, Sergueï Essenine trafiquant de sang, qui, en 1925, s’ouvrit les veines pour y puiser ses derniers mots – « Il n’est pas neuf ici-bas de mourir / mais vivre, bien sûr, n’est pas plus nouveau » – , avant de se pendre dans sa chambre d’hôtel. Suicide ou assassinat déguisé ? La médiocrité de ces quelques lignes prétendues ultimes incite à pencher pour la seconde hypothèse. Comment un poète si turbulent, agité, fantasque, dévoré d’une telle soif de vie et d’amour, pourrait-il s’être montré d’une telle banalité devant la mort ? A moins que, déjà, il ne fût plus poète. Plus poète, vraiment, celui qui écrit, un mois avant sa mort : « Mon ami, mon ami / Je suis terriblement malade / Je ne sais moi-même d’où vient cette douleur / Est-ce le vent qui siffle / Sur les champs vides désertés / Ou bien comme les bois en septembre / Mon cerveau qu’effeuille l’alcool. »

Il y a une dizaine d’années existait à Moscou une sorte de club d’admirateurs de Georges Brassens. Ils se retrouvaient régulièrement entre eux pour interpréter ses chansons – en russe -, le but avoué étant de reproduire avec le plus d’exactitude possible le sens des textes, tout en conservant, musique oblige, et le rythme et la rime. Henri Abril, admirateur d’Essenine, peut fonder à lui seul sa propre association, lui qui accomplit en son recueil l’exploit de restituer en français la musique russe du poète sans rien perdre, ou presque, de ce qui est dit ».

Paul Lequesne (Le Monde des Livres, 2005)

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« C’est exprès que je vais tout décoiffé… » Henri Abril, poète espagnol de langue française, est connu pour une impressionnante en entreprise de traduction – en français – de Mandelstam. Des poèmes d’Essénine, l’édition bilingue qu’il propose aujourd’hui offre un choix copieux – d’un quatrain daté de 1910 (le poète a 15 ans) à l’adieu bien connu de décembre 1925 précédant son suicide. C’est un poète qui traduit, et peut-être la réincarnation d’un poème russe dans un poème français n’est-elle accessible qu’à un poète… Fidèle au principe de l’équivalence fonctionnelle, théorisée par Jiri Levy, le traducteur livre des poèmes mesurés et rimés ; si transformations il y a, elles sont bien dictées par l’original, les deux systèmes prosodiques russe et français n’étant pas superposables.

Qu’est-ce qu’une traduction réussie ? Eh bien, c’est cela.

« Tu es simplement tombé par-dessus le rebord du monde… » (Jim Harrison, Lettres à Essénine). On sait qu’Essénine n’est pas allé aussi loin que Khlebnikov, Maïakovski ou Pasternak dans l’expérimentation des « rimes nouvelles », Henri Abril le rappelle dans son exemplaire présentation. Mais sait-on qu’il travaillait inlassablement ses vers? Les quelque cent trente poésies du recueil serrent au plus près l’évolution de sa poétique et de son rapport au monde : édénisation de la Russie paysanne, poèmes messianiques aux métaphores obscures, vision désenchantée de la Russie des Soviets… Les vers bouleversants se dépouillent de leurs images, jusqu’aux derniers vers : Il n’est pas neuf ici-bas de mourir, / Mais vivre, bien sûr, n’est pas plus nouveau ».

Agnès Baillieu (Cahier critique de poésie, 2006)

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« Poète-paysan russe du début du XXe siècle, Sergueï Essénine a mené une vie brève et agitée de voyou qui s’est terminée par un suicide ou un assassinat politique. La présente édition, bilingue, réunit un choix de poèmes qui couvre son existence. La nature et la campagne russes y sont omniprésentes : l’œuvre d’Essénine est un hymne à cette patrie qu’il désigne en général de son vieux nom russe. Le lyrisme nostalgique qui habite ces vers réguliers, rimés (la traduction est également rimée), n’a rien de mièvre : la précision concrète, les réalités prosaïques, les termes populaires, les images qui prolifèrent, ironiques, insolentes, confèrent à cette poésie musicale tension et puissance nerveuse. Elle surprend, malmène le lecteur par ses innovations poétiques, ses saillies, ses violences. Si les événements biographiques y transparaissent assez peu tels quels, elle n’en porte pas moins la marque d’une vie iconoclaste. Les bouleaux, les saules, la lune y côtoient les troquets, les malfrats et les putains. Dieu y est comparé à « une vache invisible ». Le poète adopte volontiers le point de vue des animaux. Tendu entre lyrisme, absence d’espoir et dérision, il fait résonner une voix libre ».

Létitia Mouze (Cahier critique de poésie, juin 2016)

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« Anthologie de la poésie russe pour enfants.  De l’humour, de l’esprit et quelques tranches de vie russes, servies par un traducteur qui a pris les bonnes libertés .

        Pourquoi, ô Monde, n’es-tu pas tout entier un enfant ? » (Balmont). Après la révolution bolcheviste de 1917, des poètes comme Korneï Tchoukovski, Samuel Marchak et Sacha Tchiorny décident de rompre avec la tradition « morale bétifiante et bien-pensante véhiculée par le système d’éducation bourgeois et inculquée aux jeunes Russes ».
En 1930, la critique allait laisser place à la répression stalinienne. Alors qu’une poignée de poètes se voit conduite au goulag, d’autres sont contraints « d’abandonner les enfants » et d’utiliser leur talent dans la traduction ou la critique littéraire. Il faudra attendre le dégel krouchtchévien pour que ce genre, imprégné de spontanéité, laisse à nouveau poindre le bout de son nez.
Dix de ces écrivains figurent dans cette anthologie bilingue traduite, présentée et choisie par Henri Abril, avec une subjectivité assumée ainsi qu’une liberté de traduction dont la légitimité n’est pas à remettre en cause. Il y a dans ce genre surprenant une sorte d’ »humour philosophique », une intelligence contestataire sans dissimulation ni démagogie. Propice à l’éveil, cette poésie semble laisser l’enfant sauf des aspirations des adultes. L’enfant, « cet étranger qui ne comprend rien à leur langage ».
Sans le travail effectué par le traducteur pour restituer les sonorités étranges, ou encore le rythme de ces litanies complices, le choix des textes et des auteurs aurait sans doute paru bien exotique. Grâce à son excellent travail, il se donne ainsi à vivre comme un recueil rempli de bonté et de tendresse. Une lecture à renouveler aussi souvent que nécessaire, mais avant tout, le petit livre rêvé pour découvrir ou faire découvrir la poésie ».

                                   Thomas MORAT  (Avoir-alire, 2006)

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« Il est assez rare que l’on mette de nouveau à l’honneur un traducteur qui a déjà été récompensé dans le passé. C’est pourtant le cas cette année pour Henri Abril qui avait reçu le prix Russophonie pour une anthologie de textes de Daniil Harms, un auteur qui occupe, comme il se doit, une bonne partie de cette anthologie poétique de l’Obèriou, publiée également chez Circé, éditeur attitré d’Henri Abril.

Pourtant le jury a estimé indispensable de distinguer cette publication, non seulement pour la qualité de la traduction, mais parce qu’elle constitue un apport essentiel à la connaissance de I’Obèriou (Association de l’art réel), nom que s’était donné, à Léningrad, entre 1927 et 1931, le dernier groupe de poètes qui ont défendu jusqu’au bout, face au pouvoir, la liberté de création. Il importait de replacer Harms et Vvédenski dans leur contexte naturel, celui du groupe qu’ils avaient contribué à créer… L’Obèriou n’a pas désigné seulement un groupe, mais un courant de l’avant- garde russe, le dernier, le plus novateur, le plus irréductible, car autour du noyau principal constitué par Harms, Vvédenski, Zabolotski et Oleïnikov, s’agrégeaient d’autres poètes,d’autres artistes, toute une mouvance qui résistait au diktat de l’idéologie dominante. On en trouve l’expression dans le titre même choisi par Henri Abril : La baignoire d’Archimède, qui est celui d’une poésie de Harms, mais aussi, comme il le rappelle dans sa préface, celui d’un proiet d’almanach conçu par Harms en mai 1929 et qui n’a jamais vu le jour. Outre les Obèrioutes, cet almanach devait inclure la participation d’un très grand nombre d’écrivains et de critiques qui représentaient alors la dernière mouture de « l’art de gauche », notamment la plupart des formalistes : Eichenbaum, Tynianov et Chklovski… Ce projet a été repris en 1991 à Léningrad par A.A. Alexandrov, dans un almanach portant le même titre, La baignoire d’Archimède, mais comprenant uniquement des textes des Obèrioutes : Nicolaï Zabolotski, Daniil Harms, Alexandre Vvedenski, Nikolaï Oleïnikov, Igor Bakhtériev et Konstantin Vaguinov. Mais bien que les poètes recueillis dans les deux Baignoires d’Archimède soient les mêmes, à l’exception de Nikandr Tiouvelev, qui ne figure pas dans le livre russe, le choix d’Henri Abril s’avère tout à fait différent de celui d’Alexandrov, à la fois dans le détail des textes et dans la conception d’ensemble.

On sait combien les traductions de poésie sont problématiques. Malgré des résultats forcément inégaux, il faut saluer la qualité du travail d’Henri Abril qui, comme André Markowicz, a appliqué les préceptes d’Efim Etkind, et en montre une fois de plus Ia pertinence irréfutable si l’on veut faire passer dans une autre langue à la fois le son et le sens. Il a chaque fois essayé de trouver des équivalents plausibles en conciliant la fidélité au contenu et le respect de la forme. Ainsi cette poésie russe garde en français toute son autonomie. Toutefois, le traducteur et l’éditeur ont pris soin de la présenter dans une version bilingue, ce qui, bien entendu, a augmenté le volume du recueil, mais offre la possibilité d’entrer dans la « matière des vers », comme le voulait Jakobson, quand il opposait « la fonction poétique » d’une langue à sa « fonction de communication ».

Cet hommage à un traducteur qui joint le savoir et le goût, comme le souhaitait mon maître Etiemble, s’adresse également à un éditeur courageux qui s’est mis une fois pour toutes au service des grands textes, sans aucune concession mercantile et médiatique ».

Gérard Conio, membre du jury du prix Russophonie

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« La parution de cette Anthologie poétique de l’Obèriou sous le beau titre de La baignoire d’Archimède, titre provenant de l’histoire même de ce groupe de poètes, est un événement poétique et littéraire majeur. Le choix effectué par Henri Abril donne à lire des poètes russes restés inconnus ou méconnus, y compris en Russie aujourd’hui. On découvre un peu ces poètes depuis l’extrême fin du 20e siècle, mais de manière éparse et sporadique. Ce n’est pas la moindre qualité de cette anthologie que de réunir cet ensemble et ainsi de le refixer dans son contexte poétique et historique. Pourquoi ce silence ? Ces poètes furent interdits de publication de leur vivant et souvent physiquement victimes du régime soviétique.

L’Obèriou (association de l’art réel) a été créée en 1927. Elle n’existe pratiquement plus dès 1931. On purge beaucoup en ce temps-là au cœur de l’idéologie de l’avenir radieux. Henri Abril commence sa présentation par des mots d’une grande clarté, à même de nous faire comprendre de quoi il s’agit : « Imaginons que dadaïstes et surréalistes, en France, n’aient pu publier qu’une poignée de textes mineurs dans des feuilles confidentielles, avant d‘être guillotinés ou expédiés en Guyane ; et que leur œuvre n’ait été découverte et révélée au public que dans le brouhaha du millénaire finissant. À peine concevable, sans doute. C’est pourtant ce qui est advenu à l’Obèriou, un groupe de poètes qui, aujourd’hui encore, n’ont pas trouvé toute la place qui leur convient dans la littérature russe du 20esiècle. La difficulté tient peut-être justement au fait qu’ils ont été absents du paysage durant des décennies, alors même qu’il ne leur avait pas été donné de se manifester à pleine voix de leur vivant, à l’inverse des grands noms de l’âge d’argent de la poésie russe, de Mandelstam et Goumiliov à Essénine, Tsvetaïéva, Akhmatova et d’autres qui furent souvent aussi réduits au silence et victimes de la répression. Cette dernière, cependant, fut particulièrement brutale et féroce à l’encontre des poètes de l’Obèriou ».

Quiconque a une petite expérience de ce que fut le communisme réel sait combien ce fut la grande tuerie de l’âme des poètes, de l’âme de la poésie. Les petits ergotages d’un certain parisianisme prétendument « révolutionnaire », aujourd’hui, les petites postures de ceux qui en appellent au communisme comme « avenir » sont des crottes maladives de petits bourgeois contemporains.

Ces poètes, ces victimes du grand bond en avant vers la connerie, s’appelaient : Damil Harms, Alexandre Vvédenski, Nikolaï Oleïnikov, Nikolaï Zabolotski, Igor Bakhtérev, Nikandr Tiouvélev, Konstantin Vaguinov et Guennadi Dor. Le silence, la torture, les camps ou une balle dans la tête les ont assassinés. Sans doute faisaient-ils partie d’une espèce humaine à laquelle la « Grande Tolérance en marche vers le paradis du Progrès » n’accordait-elle pas le droit à la vie. Il est de surprenants racismes inconscients. Ce que l’amour des hommes version communisme ne supportait pas, c’était que ces jeunes poètes, nés à la littérature avec la « révolution » (ils avaient 20 ans) s’engagent en poésie et non au service de l’Etat. Bien penser donnait déjà des positions près du chauffage en ce temps-là. Réunis à Leningrad dès 1925, ces poètes formaient ce qu’Henri Abril nomme « la dernière phalange de l’avant-garde russe ». C’est l’époque où le modernisme bouillonne entre « zaoum », néo-futurisme, néo-expressionnisme, suprématisme etcetera… Quelle époque ! Quelle liberté. À tuer, à massacrer, évidemment, tant qu’à faire, au nom de la grande libération de l’homme. Ils sont arrêtés, repris en main, incarcérés, dépoétisés. Libérés dans les limbes de l’inexistant. Oubliée leur « Déclaration », sorte de manifeste antimanifeste, de 1928, dans lequel les Obèrioutes proclamaient la nécessité d’un art réellement révolutionnaire, c’est-à-dire dépassant le cadre de l’Etat prétendument prolétarien. Aux fous ! À la mort.

En 1929, Harms concevait le projet d’un almanach littéraire (La baignoire d’Archimède), la dernière tentative des Obèrioutes pour faire entendre leur voix. Le livre ne paraîtra jamais. Le premier congrès de l’union des écrivains soviétiques met le « réalisme socialiste » à l’ordre du jour, les chemins de l’exil, de la prison ou du suicide s’ouvrent en grand. Cette volonté d’abattre le réel de l’art, tout comme le soviétisme sont morts, le Poème est encore là. Comme les poèmes des Obèrioutes ».

                               Andrzej Taczyński (Recours au poème)

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« Une anthologie établie, présentée, traduite par Henri Abril. C’est un important travail de fond (avec chronologies, notes de traductions, historique, etc) grâce auquel on apprendra presque tout ce qu’il faut savoir sur l’Obèriou, dernier éclair (1927-1931) de l’avant-garde russe dont les membres, tous d’une étourdissante liberté (politique, formelle, stylistique, etc), sans cesse menacée et censurée par le pouvoir stalinien qui n’aimait pas beaucoup le génie lucide et ironique de ces jeunes gens « du monde concret, de l’objet et du mot concrets ». Ils seront littéralement décimés (déportés, exécutés, internés…) lors de purges successives. Ah c’est sûr, c’est pas du petit scandale pépère sur le boulevard Saint-Germain, ni les petites bagarres de claques au Vieux Colombier. Des vrais ennemis quoi ! Convient aux enfants de 1 à 88 ans pour qui « la poésie n’est pas de la semoule, qu’on avale sans mâcher et qu’on oublie aussitôt ».

José Lesueur (Cantos propaganda)

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« De l’humour, de l’esprit et quelques tranches de vie russes, servies par un traducteur qui a pris les bonnes libertés.

« Pourquoi, ô Monde, n’es-tu pas tout entier un enfant » (Balmont). Au début du vingtième siècle, de nombreux poètes russes, n’ayant pas la possibilité de publier leurs travaux « pour adultes », se sont orientés vers la poésie enfantine. Nous comptons parmi ces derniers d’illustres personnages comme Maïakovski et Pasternak. Après la révolution bolcheviste de 1917, des poètes comme Korneï Tchoukovski, Samuel Marchak et Sacha Tchiorny décident de rompre avec la tradition : « morale bêtifiante et bien-pensante véhiculée par le système d’éducation bourgeois et inculquée aux jeunes Russes ».

En 1930, la critique allait laisser place à la répression stalinienne. Alors qu’une poignée de poètes se voit conduite au goulag, d’autres sont contraints « d’abandonner les enfants » et d’utiliser leur talent dans la traduction ou la critique littéraire. Il faudra attendre le dégel krouchtchévien pour que ce genre, imprégné de spontanéité, laisse à nouveau poindre le bout de son nez.

Dix de ces écrivains figurent dans cette anthologie bilingue traduite, présentée et choisie par Henri Abril, avec une subjectivité assumée ainsi qu’une liberté de traduction dont la légitimité n’est pas à remettre en cause. Il y a dans ce genre surprenant une sorte d’ »humour philosophique », une intelligence contestataire sans dissimulation ni démagogie. Propice à l’éveil, cette poésie semble laisser l’enfant sauf des aspirations des adultes. L’enfant, « cet étranger qui ne comprend rien à leur langage ».

Sans le travail effectué par le traducteur pour restituer les sonorités étranges, ou encore le rythme de ces litanies complices, le choix des textes et des auteurs aurait sans doute paru bien exotique. Grâce à son excellent travail, il se donne ainsi à vivre comme un recueil rempli de bonté et de tendresse. Une lecture à renouveler aussi souvent que nécessaire, mais avant tout, le petit livre rêvé pour découvrir ou faire découvrir la poésie ».

Thomas Morat (« À voir, à lire », 2006)

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« Parler aujourd’hui de Blocus, c’est réparer un triple oubli. Tout d’abord celui d’un nom, Guennadi Gor, poète et romancier russe d’un siècle terrible. Ensuite, c’est revenir sur un événement capital de la Grande guerre Patriotique de 1941-1945, dernier mythe fondateur de la Russie soviétique, le siège de Leningrad. Enfin, c’est mettre en avant les raisons d’État qui ont cherché à minimiser la résistance héroïque de la ville martyre, quand l’incurie des autorités avant et pendant les premiers mois du siège ont eu pour conséquence extrême de mener les habitants à se dévorer entre eux. Le cannibalisme, voilà, le mot est lâché, et c’est précisément avec cette réalité-là que le poète a dû composer….

On comprend mieux pourquoi Guennadi Gor n’a pas essayé de faire paraître le manuscrit de son vivant et l’a gardé secrètement caché jusqu’à sa mort, en 1981. Jusqu’à cette année 1942, Guennadi Gor est un écrivain qui n’a été remarqué que par ses nouvelles. Il a eu quelques problèmes avec la censure mais il n’a jamais été réellement menacé par la terreur stalinienne à une époque où presque tous les poètes et les écrivains qui comptent dans le siècle sont arrêtés, exilés, déportés, tués. Ce qui est sûr, c’est que Blocus, son unique livre de poèmes, contient six pièces explicites sur le cannibalisme. Souvenons-nous que le sort de Mandelstam avait été scellé par deux vers.

J’en viens maintenant à sa voix de poète qui est des plus étranges quand on se souvient du contexte où elle s’est fait entendre. Submergé quotidiennement par le fer et le feu, la peur, le froid terrible et la faim, Guennadi Gor n’a presque pas de mots pour la réalité immédiate qui l’entoure. On dirait que pour tenir le coup, il a simplement choisi de tourner la tête afin de ne pas succomber au malheur. Il va donc croiser insidieusement les sens entre une nature supposée paisible, miroir nostalgique d’un éden perdu, et la brutalité présente de l’action humaine. Toute sa souffrance s’évade dans le corps de l’autre et lui survit. Chaque image pulvérise les êtres jusqu’à la limite du supportable,du regardable, du dicible. Ils errent dans l’espace comme les personnages dans une toile d’un Chagall qui aurait perdu son innocence. Mais ici, c’est le Goya des Misères de la guerre, du Chronos dévorant ses enfants qui sauve le monde puisqu’il n’a pas renoncé à le peindre.

Enfin, je veux saluer avec gratitude Henri Abril, son admirable traducteur, grâce à qui Blocus « se dresse aujourd’hui comme un soleil noir » dans le ciel trop humain de la poésie russe d’un siècle effroyable ».

Patrick Maury (revue Secousse)

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« Le Chant limitrophe du lituanien Tomas Venclova, publié par les éditions Circé, donne accès à une œuvre poétique rédigée pendant presque un demi-siècle mais jamais encore traduite en français. Le poète lui-même a effectué un choix dans deux de ses recueils : Le Chant Limitrophe qui donne son titre à tout le livre et qui présente des poèmes écrits de 1996 à 2007, et Conversation en hiver dont le contenu a été essentiellement rédigé des années soixante aux années quatre-vingt dix. Le recueil, qui élabore des méditations autour des paysages, de l’Histoire et des questions métaphysiques, crée un univers poétique à la fois classique et nouveau. Il se détourne effectivement d’une série d’aspects formels, expressifs, thématiques auxquels les avant- gardes poétiques du XXe siècle avaient habitué et renoue avec un passé plus ancien. Il choisit, par exemple, les schémas d’une poésie rimée et métrique dont l’efficacité esthétique moderne est manifeste (cf. des poèmes aux formes très fixes comme la « Villanelle » ou la « Sextine » de 1975).

Tomas Venclova apparaît ainsi, suivant les termes qu’utilise Joseph Brodsky dans l’introduction, comme un formidable « archaïste-novateur » dont « il suffit de lire quelques vers pour se rendre compte que nous avons affaire à notre contemporain, à un homme ancré dans son siècle ». En effet, Venclova parle avec une voix d’aujourd’hui mais qui entre en conversation avec celle de poètes aux sensibilités proches (ceux de l’antiquité grecque et romaine, les russes du XXe et tous ceux qu’il a traduit en lituanien et dont le nombre est immense, ainsi que, me semble-t-il aussi, les américains du milieu du XXe comme Robert Lowell ou Elizabeth Bishop…). Au travers de cette méditation poursuivie en commun avec eux, parfois discrètement, parfois plus explicitement, Venclova embrasse les questions permanentes du lyrisme aussi bien que les questions posées par l’histoire de son époque.

« Archaïste-novateur », il est également le poète d’un « chant limitrophe », selon la belle expression inventée par son traducteur Henri Abril pour le mot « sankirta » (en lituanien « jonction »). Grandi à la croisée de trois pays – la Lituanie, la Pologne et la Russie – , il en a hérité les langues et les cultures. Ainsi avec « Confluence » (2001), faisant retour sur son enfance, il évoque des lieux où « une triple mer bourdonne/ dans la coquille de la nuit » et parle du sentiment d’être « chez lui ». Un « chez lui » qui pour un homme né à une intersection de territoires, pour un exilé, pour un poète, n’existe nulle part, bien sûr, sauf dans la langue et la mémoire.

Le Chant limitrophe se fait donc prière pour ces deux grands biens de l’humanité, seuls recours dans le vaste écoulement du temps qui voue chaque être et chaque chose à la dérive et à l’anéantissement. Venclova, sans hausser la voix et sans emphase, suggère que l’abîme appelle, que la mort attend, rapide avec une balle qui tue (« Nel mezzo del camin », « Le partisan ») ou lente avec la dissolution des corps, des villes, des campagnes ou des rivages. En même temps, dans son univers souvent hivernal tandis que s’atténuent mouvement, son, couleur, et que sous une étrange lumière s’effrite un bâtiment ou passe quelque animal, le poète, avec une mélancolie stoïque, sauve la liberté de sentir, de se souvenir et « d’aimer la langue par dessus tout »(« Commentaire »). Il nous permet de nous voir comme « nous voit le Tout- puissant », s’il existe :

séparés par un abîme mais presque rapprochés
au seuil de cette mer où les bas-fonds s’érodent,
où comme un ruban funèbre s’estompe le chenal,
mais sous nos paumes tremblotent encore
novembre miséreux, la grammaire, une flamme.

(« Débarqués sur l’Atlantide » 2002)

Telle ferveur pensive, tel poétique souci de redéfinir l’humain ne se rencontrent pas si souvent. Le Chant limitrophe, dans la belle version française de Henri Abril, est vraiment une œuvre magnifique ».

                 Claude Grimal (Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1102)

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         Le cœur, comme un poing de nourrisson,
frappe obstinément ce qu’il ne peut nommer.

Circé nous donne à lire un recueil de Tomas Venclova regroupant des poèmes écrit au long d’une quarantaine année de sa vie.  Disparates, ils retracent certes un processus dans l’œuvre de l’auteur, une vie à écrire.  Mais toujours une même obstination à dire, un même attachement au mot.  Un mot qu’il saisit dans un moment bref, comme suspendu, comme saisi, volé entre ce qui est advenu et ce qui sera.

L’instant qui nous a abandonné,
L’instant voué au supplice retombe tel un fichu,
Sur les chambres, les couloirs et les escaliers,
Sur le hiatus qui malgré tout existe entre ce qui fut et ce qui doit advenir.

Par delà la mort d’un être cher, un exil, une indignation, c’est toujours le rôle du poète qu’interroge Venclova.  Poète qui, loin de l’aède que condamnait Platon (mais Platon condamne bien plus le sophiste que le poète), au travers des temps, a toujours occupé sa place, loin du temps et la peur, auxquels il donne sens par le mot seul.

Voguent la foule et le son,
Mais inchangé notre métier :
Troquer le temps contre une strophe,
Donner un sens à la peur.

Entre retours sur le siècle, voyages, regards rêveurs sur le passé, nostalgies, sa poésie fait toujours lien avec un au-delà vers lequel chaque mot tend.  Dans ses vers qui lorgnent souvent vers l’antique, en continuateur éclairé de Mallarmé et Saint-John Perse, Tomas Venclova sait que son rôle est de saisir un instant par le mot, de se situer sur cette limite entre les choses que seule le poète peut tenter d’exprimer.  Mais comme tout grand poète, il s’en sait aussi incapable.  Et c’est ce qui fait de ce Chant limitrophe ce que devrait être toute littérature.  Une sublime tentative.

Mais un poète dirait que seul l’enjambement demeure.
Les mots à peine rapprochés roulent dans l’abîme,
Le vers se détache du vers, la strophe de la strophe,
Et la syntaxe peine à réunir ce qu’a brisé la rime.

                                                  Librairie Ptyx (Belgique)

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Si le stalinisme est condamnable et ses crimes impardonnables, j’ai toujours été mal à l’aise devant
la poésie des Soviétiques ayant choisi l’émigration, en Amérique du Nord notamment, tant elle recèle
de naïvetés et de contradictions. L’accueil dont ils ont bénéficié aux USA, par exemple, n’efface
pas les meurtres légaux de Sacco et vanzetti, d’Ethel et Julius Rosenberg, le maccarthysme et sa chasse
aux sorcières, l’emprisonnement à vie de Mumia Abu-Jamal, la création de la border-patrol, etc.
Aussi est-ce avec une certaine circonspection que j’ai ouvert Le Chant limitrophe de Tomas Venclova
qui quitta l’URSS en 1977 pour les USA où il enseigna la littérature russe dans une université.
Il est connu comme l’un des plus grands poètes lituaniens contemporains. Le Chant limitrophe
se présente comme une anthologie s’étendant sur un demi-siècle (tous les poèmes sont datés),
la seconde partie du livre, « Conversation en hiver », regroupant les plus anciens.
L’ouvrage est préfacé par Joseph Brodsky qui fut expulsé d’Union Soviétique en 1972 et qui
finira par s’installer aux USA. Cette préface est intéressante dans la mesure où, non seulement,
elle situe le parcours de Venclova, mais caractérise sa poésie d’éminemment formelle
tout en étant à l’opposé des traditions.
La poésie de Venclova est savante, complexe, parfois à la limite de l’obscurité pour le lecteur
moyen : mythologie, références à l’histoire contemporaine et plus ancienne, flux langagier…
Mais elle reste d’une tonalité élégiaque.  Le lecteur attentif remarquera l’enjambement
non seulement d’un vers au suivant mais d’une strophe à l’autre, le rythme du vers qui
se laisse deviner dans la version française…  Un poème comme « Commentaire » est un éloge
de la langue et du travail du poète : « Par-dessus tout, aimer la langue », tel est le premier vers ;
tout le poème valorise l’effort fait par le poète pour « retrouver la dimension perdue »…
Écho lointain (et involontaire ?) au vers mallarméen « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » ? Quelques exemples de cette lecture pointilliste… « Les Ménines » est une méditation sur le tableau de Vélasquez et l’interprétation qu’en fit Michel Foucaut dans le premier chapitre des Mots et les Choses.
« Après un coursé est une méditation sur la poésie, le poème ; peut-être l’amorce d’une poétique ?
Dans « Du Landwehrkanal à la Spree », l’histoire se mêle : Rosa Luxemburg et la Stasi, le Politburo
et la société du sexe et de la consommation réunis sans que l’on sache ce qui est à tirer de ce constat… « Près des lacs » est un poème à la fois narratif et descriptif… qui ne va pas sans mystère, « Boulevard de la mairie »  amène le lecteur à s’interroger  sur l’exil. « Le Partisan » met en scène un épisode de la « guerre » menée après 1945 par les Occidentaux contre Staline, qui, cruauté de l’Histoire, n’est pas sans rappeler,
toutes proportions gardées, le débarquement de la baie des cochons à Cuba… Et, dans la partie Conversation en hiver, les poèmes les plus anciens, antérieurs au départ d’URSS de Venclova,
qui sont parmi les plus poignants, disent la mort qui rôde. On pourrait ainsi continuer longuement mais chaque lecteur sera sensible à tel ou tel autre poème…

L. Wasselin (RECOURS AU POEME, septembre 2014)

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Vladislav KHODASSEVITCH (Poésie)

«  Ce  poète,  le  plus  grand  poète  russe  de  notre  temps,  descendant  littéraire  de Pouchkine,  dans  la  lignée  de  Tioutchev,  restera  la  fierté  de  la  poésie  russe  aussi longtemps  que  cet  art  vivra  dans  notre  mémoire ».  C’est  par  ces  mots  qu’en  1939 Vladimir   Nabokov   saluait   la   disparition,   à   cinquante-trois   ans,   de   Vladislav Khodassévitch  dont  il  avait  fait  un  personnage  clé  de  son  principal  roman  russe,  Le Don, paru l’année précédente.

Né  à  Moscou  en  1886  d’un  père  lituano-polonais  et  d’une  mère  juive  convertie  au catholicisme,  il  gardera  toute  sa  vie  une  certaine  réserve  face  à  cette  double  identité qu’il assumera secrètement plus tard  en donnant de nombreuses traductions de poètes hébraïques et polonais. Mais, pour lui, c’est à travers la langue et la poésie russes qu’il trouve sa vraie patrie. Et c’est bien sûr Pouchkine, auquel il consacrera plusieurs essais, qu’il vénérera toute sa vie, au point d’en dire qu’il aura été le diapason constant de sa propre poésie.

Khodassévitch  a  publié  en  tout  cinq  recueils  de  poèmes  entre  1908  et  1927,  date  à laquelle il a pratiquement cessé d’écrire de la poésie. Son premier livre, Jeunesse, paru en  1908,  très  marqué  par  le  mouvement  symboliste  du  début  du  siècle  (Valéri Brioussov, Andreï Biély, Alexandre Blok) le laissera très insatisfait et sera le seul de ses livres à ne jamais être réédité. Mais s’il reprochait au symbolisme  l’imprécision de la pensée et l’inexactitude des mots, il ne se rapprochait pas pour autant des trois grands courants postsymbolistes (l’acméisme, le futurisme, l’imaginisme), qui à travers Anna Akhmatova, Mandelstam, Tsvetaïéva, Essénine, Pasternak et Maïakovski allaient faire la  gloire  du  fameux  «  âge  d’argent  ».  Voici  ce  qu’il  disait  en  1922  à  la  sortie  de l’édition  non  autorisée  de  Tristia :  « Les  promoteurs  dudit  acméisme  voulaient  rendre aux choses leur sens primitif et le plus simple, mais ils n’ont pas su ou pas osé rompre avec  la  méthode  même  du  symbolisme,  ayant  gardé  l’amour  de  la  métaphore  comme rudiment de l’ambiguïté symboliste, de  » l’ambivalence  » du monde réel. La poésie de Mandelstam est un noble échantillon de ce métaphorisme pur ». Je dois dire que l’on reste un peu confondu devant un tel jugement, dont il est bien difficile de saisir tout le sens.

En 1920 paraît son troisième livre, Tel le grain, qui, contrairement aux deux premiers (Jeunesse, 1908 et La Maisonnette heureuse, 1914) est accueilli très favorablement par la critique et fait aussitôt de lui un des poètes majeurs de l’époque. Mais c’est en 1921 que la vie de Khodassévitch bascule avec la rencontre de Nina Berberova, future auteure de l’Accompagnatrice. Ils quitteront l’URSS à l’été 1922 pour un périple à travers toute l’Europe.  Cette  même  année,  paraît  en  décembre,  aux  Éditions  d’État  de  Moscou  et Petrograd, son quatrième livre, Lourde lyre, qui est très mal reçu. Mais ce n’est qu’en 1925  qu’il  apprend  que  son  nom  figurait  depuis  longtemps  déjà  sur  la  liste  des  160  écrivains,  artistes  et  intellectuels  à  expulser  et  que,  l’ambassade  russe  refusant  de proroger son passeport, il ne pourra plus rentrer dans son pays. Commence alors à Paris un exil définitif qu’il partagera avec Berberova pendant dix ans avant que le couple ne se  sépare.  Ses  relations  avec  une  partie  de  l’émigration  russe  ne  seront  pas  toujours simples.  Cependant,  en  septembre  1927,  une  maison  d’édition  russe  en  France  publie Poésies réunies, qui comprend Tel le grain et Lourde lyre quelque peu remaniés, et le grand cycle de La Nuit européenne ; Vladimir Nabokov et  Iossif Brodski tiendront ce dernier livre de vers pour le sommet de son oeuvre.

Il  tarde  maintenant  de  saluer  le  travail  exceptionnel  d’Henri  Abril,  qui  nous  fait découvrir  ici  un  poète  essentiel  dans  la  généalogie  de  la  poésie  russe  du  vingtième siècle.  On  lui  devait  déjà  la  magnifique  traduction  de  l’oeuvre  poétique  complet  de Mandelstam en quatre volumes bilingue chez Circé, à qui je dis toute ma gratitude pour la qualité et la mise en oeuvre des ses choix.

          Le monument

 En moi la fin et le début.
J’ai fait moins qu’il n’aurait fallu,
Mais je suis un solide maillon :
De ce bonheur on m’a fait don.

 Dans la Russie grande et nouvelle,
Là où deux routes s’entremêlent,
Ma double idole fera face
Au temps, et au vent, et au sable… »

                                                  Patrick Maury (Secousse, 2016)

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« Parmi les noms majeurs de l’Âge d’argent, la plus grande période poétique de l’histoire russe, dont le seul énoncé donne un frisson – Blok, Khlebnikov, Akhmatova, Pasternak, Maïakovski, Mandelstam, Tsvetaïéva, Essénine –, Vladislav Khodassévitch est sans aucun doute encore le moins connu hors de Russie, notamment en France où il ne figurait jusqu’ici que sporadiquement dans une ou deux anthologies. Justice lui est enfin rendue avec la publication d’un grand choix de ses poèmes aux éditions Circé. Outre une présentation précise qui explique la place particulière de ce poète au sein des avant-gardes russes du premier tiers du vingtième siècle, une chronologie et des notes en fin de volume, Henri Abril est l’auteur des traductions.

Nous avons eu l’occasion de montrer, dans nos cours de poétique comparée, que la France était un des rares grands pays de la littérature où l’on a pratiquement renoncé depuis plus d’un siècle déjà à traduire la poésie en usant de tous les moyens formels disponibles pour essayer de restituer l’original, sans s’en tenir à une simple juxtalinéarité qui, sous prétexte de ne pas trahir le « sens », évacue la forme même, précisément génératrice du sens en poésie, ainsi que l’ont montré Jakobson, Polivanov et d’autres théoriciens russes des années vingt. Si l’on peut à la rigueur comprendre que des chercheurs et spécialistes de littérature se cantonnent à un mot-à-mot plus ou moins élaboré, on comprend moins que des poètes, à de rares exceptions près –  tels Aragon et Guillevic dans la fameuse anthologie de la poésie russe d’Elsa Triolet (début des années 1960) –, n’aient pas tenté de restituer aussi le rythme, la rime, l’instrumentation verbale et sonore, etc. La langue et l’arsenal poétique français seraient-ils plus pauvres et démunis que le russe, l’allemand, le tchèque, le hollandais, l’anglais et d’autres qui ont toujours, pour l’essentiel, offert des traductions « adéquates » des poètes étrangers ? On a du mal à le croire d’une langue qui a engendré Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Valéry, Aragon, etc. Efim Etkind, contraint à l’exil français, avait déjà, il y a quelques décennies, montré et démontré que les traducteurs de poésie français ne sont pas plus mal lotis que d’autres, loin de là. Et Henri Abril en apporte une preuve magnifique avec ses traductions des poèmes de Khodassévitch, en ayant su rendre à la fois la richesse, la concision et l’acuité formelle de ce dernier. Puisqu’il s’agit ici d’une notice et non d’une conférence, je ne citerai qu’une brève poésie (L’Aveugle, 1923) dans ses versions russe et française (le livre est d’ailleurs judicieusement bilingue), pour que le lecteur puisse se convaincre qu’une restitution prosodique exacte va de pair avec une traduction non moins exacte du « sens ».

 

 

Палкой щупая дорогу,

Бродит наугад слепой,

Осторожно ставит ногу

И бормочет сам с собой.

А на бельмах у слепого

Целый мир отображен:

Дом, лужок, забор, корова,

Клочья неба голубого –

Все, чего не видит он.

 

Son bâton palpe la sente

Là où le hasard l’entraîne,

Prudemment l’aveugle avance,

Bredouillant avec lui-même.

Et la blancheur de ses yeux

Au monde tend un miroir :

Le pré, la vache, des pieux,

De grands lambeaux de ciel bleu –

Tout ce que lui ne peut voir.

Il reste à souhaiter que les réussites de ce genre – et elles sont nombreuses dans l’anthologie de Henri Abril – permettront de faire entrer Vladislav Khodassévitch dans le « champ russe » des lecteurs français de poésie ».

                    B. Meskine (Université pédagogique de Moscou, Bulletin de philologie, 2016)

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« Vladislav Khodassevitch, l’un des plus grands poètes du XXe siècle, est encore méconnu en France. Avec le temps, la force de son oeuvre, alliage fascinant, mystérieux, de rigueur classique et d’originalité radicale, deviendra de plus en plus évidente ; comme ce fut le cas pour Baudelaire, une œuvre considérée comme marginale apparaît soudain au premier plan qu’elle semble occuper depuis toujours.

La vie de Khodassévitch — comme son œuvre — a quelque chose d’enivrant et d’amer. Elle fut marquée par la liberté, l’inspiration, la danse, le caprice, le jeu, l’amour, l’évasion, le voyage, l’ironie ; mais aussi par la maladie, l’exil, l’incompréhension et la jalousie, la souffrance, la pauvreté, la solitude. Né en 1886, très tôt attiré par la poésie et décidant très tôt d’y consacrer sa vie, Khodassévitch survécut dans les premières années de la révolution grâce à divers emplois juridiques ou éditoriaux avant de quitter la Russie en 1922 en compagnie de Nina Berberova, dont il venait de tomber amoureux. Le voyage se transforma en exil définitif à Berlin d’abord, puis à Paris. La quinzaine d’années de l’exil fut souvent très compliquée à cause de difficultés matérielles (Khodassévitch ne subsistait que par ses articles et chroniques dans la presse émigrée) et de maladies, dont la dernière devait l’emporter au printemps de 1939. II n’écrivit plus guère de poésie après 1927, année de publication de son dernier recueil, la Nuit européenne… C’était un être fier, ironique, acerbe, d’une indépendance farouche, qui n’épargna personne, ne transigea jamais. C’est pourquoi il fut admiré, jalousé, isolé et réduit à la solitude. A sa mort, Nabokov, de treize ans son cadet, qui admirait Khodassévitch et dont il était devenu l’ami, publia dans le magazine littéraire émigré Sovremennié Zapiski un magnifique hommage.

Les Editions Circé viennent de publier, traduite et annotée par Henri Abril, une anthologie bilingue très riche des poèmes de Khodassévitch qui contient notamment son recueil le plus célèbre et le plus fort, la Nuit européenne. Ce volume, événement majeur pour tous ceux qui aiment la poésie, devrait figurer dans toutes les bibliothèques, d’autant plus que la préface de Henri Abril présente en une quinzaine de pages un remarquable condensé biographique et historique.

II est extraordinairement difficile de donner une idée de la beauté  et de la force de la poésie de Khodassévitch. On pourrait dire qu’elle donne l’impression que diamant et ironie sont des synonymes, deux modes d’expression de la même vision particulière. On pourrait aussi dire qu’il n’existe aucune œuvre aussi splendidement désespérée, aucune autre œuvre dont la beauté, la puissance vitale — car la beauté de la poésie révèle toujours une sorte de puissance musicale de la vie — soient à ce point indissolublement liées à la lucidité sans espoir du regard porté sur la vie humaine. Tous les désespoirs de la littérature, même les plus forts, ont l’air d’amusements rhétoriques, sonnent comme des comédies, à côté des poèmes de Khodassévitch. Le désespoir et la mort ne sont pas tant des états psychologiques que des éléments de la vie, comme le ciel ou l’océan. Et c’est pourquoi ses poèmes n’ont rien de déprimant, ni même de mélancolique ou d’élégiaque. L’amertume, la précision, la cruauté impitoyable de l’observation débouchent sur une forme paradoxale, concentrée, enivrante, de lyrisme (…) ».

Frédéric Vergé (La Revue des deux mondes, Fév/mars 2017)

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« Les éditions Circé nous font découvrir avec cette édition bilingue de Sergueï Stratanovski un poète bien trop méconnu mais qui se révèle être un témoin de l’agonie de l’Union Soviétique et de la permanence tragique de la Russie postsoviétique. Cet immense empire n’est pas homogène loin de là, et les tensions idéologiques ou cultuelles existent depuis toujours et se poursuivent dans une cavalcade effrénée. Mais c’est bien l’humanité dans sa chair souffrante qui est sujet et non l’Histoire, faisant du lecteur un sensible observateur de l’âme russe, de tous les possibles; par la poésie Sergueï Stratanovski nous livre un tableau sincère et troublant avec certes de l’amertume, mais également des moments de grâce. Il y a là une ferveur mystique non stéréotypée, une quête où le chemin d’épines est une rude épreuve, non sans transcendance. Ce livre est absolument poignant et révélateur d’une grande personnalité artistique ».

                          François Szabó (Version libre, mars 2017)

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Les poésies d’amour d’Anna Akmatova

De l’amour, d’Éros, elle a fait son lit. Anna Akhmatova vient à point nommé enrichir l’incorrigible trop-plein de la poésie  faisant flèche de tout bois, du monde le plus banal, aube et désir au réveil déjà indémêlables, sources à eux-seuls de tous les emportements et labyrinthes alors que le soir est déjà là au fond de la vallée terrestre, visible et à peine vu, qui se projette vers les sommets célestes –, chaque poème, une radiographie d’elle-même, un thème de roman ainsi que l’écrit Henri Abril, son traducteur, c’est toujours l’absolu qu’elle respire, la fin, et pourtant il suffit de tourner la tête et c’est déjà faux, car comment l’absolu, un poème, pourrait-il se voir effacé par un autre, l’encre à peine sèche, quelque chose succéder à la fin, alors même que celle ou celui qui s’y trouve, joueur fiévreux, compulsif, mise à chaque fois sa vie entière sans regrets, danses des gouffres dionysiaques, gels et flammes infernaux, délice d’y périr, de les traverser avant, groggy, hébété, d’en avoir tout oublié quand bien même chaque image de ce voyage reste intacte ?

Amour serait-il lui-même sans les sarcasmes involontaires, les infinies parties communes, antichambres et ombres portées démultipliées,

Le miroir ne rêve que d’un miroir,
Le silence veille sur le silence…

En guise de dédicace :

J’erre sur les flots et je me cache en forêt,
On croît me voir sur la blancheur d’émail ;
Notre séparation je la supporterai,
Mais sans doute pas nos retrouvailles.

de l’art d’aimer à la fois halluciné et si tangible, qu’un geste, un signe, cil-nuage cachant ou portant l’éclat vif du soleil sur l’aimé(e) absent(e) ou apparu(e) de visu ou en songe, de Béatrice à Dante [lui qui plus d’une fois dans la Vita nuova où son art poétique à la fois accompli et à venir hésite quant à un vrai certain, la certitude que celui-ci est, serait, n’étant souvent qu’une croyance que tout vient démentir se défendant bien de secourir celui qui balance entre le savoir et son imitation parodique à ce qui semble, et le lecteur ne met-il pas lui-même ses propres impressions sur le dos du poète qui sitôt proteste qu’il n’a jamais écrit ce que le premier dit lire ? – Dante incrédule vis-à-vis de cet autre lui-même prêt aux dernières extrémités pour une façon de lever la main et de se taire de l’élue que l’ancien viveur florentin peine à interpréter, ainsi que les Swann de tous les temps et pays l’apprennent sur le tas sans qu’aucune sagesse ne vienne jamais de ces expériences], de Laure à Pétrarque, de Tristan à Yseult de toutes les contrées du globe terrestre, tous supposés trois fois rien signifient l’insignifiant qui ne cesse, basses continues, rayonnement fossile du cosmos, d’intégrer, les déliant de leurs solitudes réciproques, les amants dans le champ des vies, couches temporelles du monde.

Humour, ironie, courage et vision du poète intrépide – Akhmatova qui écrit au tyran, fait les cent pas parmi les plaignants obstinés au pied de la prison de Leningrad, cherchant des yeux son fils, arrêté – parce qu’il porte le même nom que son père ! –, traite sur un même pied Amour et despotisme. Henri Abril, poète, se découvrant, décryptant peut-être à cette occasion à travers ses choix de traduction (1), son projet poétique, écrit qu’elle naît, Athéna de la poésie, armée de toutes les qualités du poète. Si bien que double, elle assiste d’un dehors inconnu sa main et sa psyché initiées par lui et le signifiant. Elle accompagne toutes les phases de l’amour, de la rencontre à la séparation, de l’illusion dite et mûrie au défi de n’y pouvoir renoncer, en cela elle reste proche de Mandelstam (2) pour lequel l’impossible et l’irréel deviennent, infini inscrit dans le cœur, le corps de la matière, cécité et vue ne cessant de se créer mutuellement,

A l’aube être réveillée
Par une joie qui t’étouffe
Et voir derrière un hublot
Ondoyer la vague verte,
Ou par un grand vent sur le pont,
Emmitouflés de fourrure,
Écouter vibrer les soutes
Et ne penser à rien d’autre,
Mais pressentant la rencontre
Avec ma nouvelle étoile,
D’heure en heure rajeunir
Sous le fouet d’embruns salés.

                                             René Noël (Poezibao, septembre 2017)

 

Parole de traducteur…