Viatcheslav Kouprianov

 

VIATCHESLAV KOUPRIANOV (né en 1939)
LEÇONS

(Choix de poèmes bilingue)

Egalement traductions de Ch. Zeytounian-Beloüs et L. Robel

 

 

 

 

 

 

 


Viatcheslav Kouprianov, né en 1939, est une des figures les plus en vue de la nouvelle poésie russe. Tout en restant fidèle aux traditions philosophiques et culturelles de ses aînés, de Pouchkine à Akhmatova, il s’est attaché à renouveler les formes poétiques, en imposant notamment, au côté de Vladimir Bouritch, le vers libre qui fut longtemps taxé de « dissidence esthétique » à l’époque du réalisme socialiste.
Auteur de huit recueils (dont A la première personne, 1981; Ainsi va la vie, 1982; Les devoirs, 1986; L’Echo, 1988 ; Ode au temps, 2010), il a été traduit en une trentaine de langues, dont l’allemand, le polonais, le serbo-croate, le néerlandais et l’anglais. Remarquable traducteur de Rilke, il est lui-même particulièrement apprécié en Allemagne où ont paru une quinzaine de ses livres.

Préfacé par Alexandre Lobodanov, spécialiste de la littérature russe, ce livre est le premier à présenter dans toute sa diversité la poésie de Kouprianov au lecteur francophone.

Voir Texte russe des poèmes

églises délabrées
où ne chantent plus les messes
n’est-il pas temps
de préserver votre royaume
au-dedans de nous

Visages ternis
sur les vieilles icônes
n’est-il pas temps
de préserver votre lumière
sur des visages vivants

Le temps efface
jusqu’aux traits du Sauveur sur les fresques –
n’est-il pas temps
que soient plus nets et purs
nos propres traits

 

Ernst Barlach :

sculpture de l’ange volant

Tragiquement incontournable
tous les vents du siècle
traversent son visage

Ange en capote militaire
ange en blouse d’hôpital

Il lui faut les chaînes
pour ne pas s’abattre
sur la terre

Il lui faut les voûtes du temple
pour ne pas s’envoler

Güstrow, 1972

 

Création

Créer le lyrisme
à l’âge de l’épopée

créer la tragédie
à l’âge de l’ode

créer l’homme
à l’âge de la foule

créer le bien
à l’âge de l’usufruit

créer de l’inédit
à l’âge du déjà vu

créer le hasard
à l’âge du calcul

au milieu des prodiges licites
créer à jamais
le miracle
interdit

***

Jamais le ciel
ne se reflétera
dans une assiette
de soupe


Le songe de la Russie

La Russie dort dans la froide rosée
et rêve
qu’elle est l’Amérique :
ses bavards sont sénateurs
ses paresseux sont chômeurs
gangsters sont ses voyous
camés sont ses ivrognes
businessmen ses trafiquants
et nègres sont ses russes

En sueur froide la Russie se réveille
tout est resté en place semble-t-il :
les bavards sont des bavards
les paresseux des paresseux
voyous les voyous
et russes les russes

La Russie de nouveau s’endort
et en elle s’éveille une idée russe :
l’Amérique dormant et rêvant
qu’elle est la Russie

 

La soif

Enfance
puits d’éternité

Jeunesse
puits d’avenir

Maturité
puits d’enfance

Vieillesse
gorgée d’eau

Rencontre

Salut
mon vieux
poème !
où étais-tu passé ?
tu ne me remets pas ?

Comme je suis jeune
et désarmé
dans chacun de tes vers…

 

Le visage

Dans mon visage
j’ai réuni tous les visages
de ceux que j’aime

qui pourrait dire
que je suis laid

***

Chaque nuit
le mort
soulève sa pierre tombale
et la palpe pour voir

si son nom inscrit dessus
ne s’est pas effacé

 

Dans une ville étrangère

Si l’on donne à une rue mon nom
je n’aurai rien contre
qu’elle adopte donc mon habitude
d’errer tard le soir dans les impasses
mais je serais gêné de voir
que dans cette rue
vivent des gens
sourds et aveugles

Si à un homme on donnait mon nom
je n’aurais rien contre
qu’il nourrisse à son tour mon espoir
de reconnaître un ami dans chaque passant
mais je serais gêné de voir
que cet homme
a un chien pour le garder

Si l’on donne à un chien mon nom
je n’aurai rien contre
qu’il ait donc mes yeux
où se rejoignent hommes et ruelles
mais je serais gêné de voir
que ce chien
a un maître

Rendez-vous

l’oiseau
surgira
d’un oeuf
de lune

l’arbre
poussera
d’un grain
de soleil

la chanson
jaillira
d’une source
d’étoiles

je te donne
rendez-vous
dans ce
jardin

***

Ta chanson est chantée
rossignol

place maintenant
à la pose du serpent
au rire de la hyène
aux larmes du crocodile

à la part du lion