Fiodor Tiouttchev

 

 

 

Fiodor TIOUTTCHEV
(1803-1873)

 

 

La Russie est hors du commun :                            Россию умом не понять,
L’esprit ne peut la concevoir                                   Аршином общим не измерить:
Et la mesurer est bien vain.                                     У ней особенная стать ―
En elle on peut seulement croire.                           В Россию можно только верить.

 

Silentium

Tais-toi et cache obstinément
Tes rêves et tes sentiments ;
Qu’au secret de l’âme ils s’élancent
Et puis s’éteignent en silence,
Étoiles dans la nuit sans fond :
Contemple-les – et tais-toi donc.

L’âme et le cœur, comment les rendre ?
Un autre peut-il te comprendre,
Peut-il percer ta vie, tes songes ?
Pensée qui s’exprime est mensonge.
En fouillant l’eau, nous la troublons :
Bois à la source – et tais-toi donc.

Il ne faut vivre qu’en toi-même,
Là tout un monde vit et germe :
Chants envoûtants et mystérieux.
Le moindre bruit s’abat sur eux,
La clarté du jour les corrompt ―
Écoute-les, et tais-toi donc.

 

Cicéron

Aux troubles temps de sa patrie,
Gémissait l’orateur romain :
« M’étant levé tard, en chemin
La nuit de Rome m’a surpris ».
Soit ! Mais pleurant la gloire ancienne,
Tu vis du haut du Capitole
Se coucher en sublime vol
La sanglante étoile romaine.

Heureux qui visita ce monde
Aux grandes heures du destin ;
Tel un convive des festins,
Les élus l’ont pris dans leur ronde.
Il fut admis en leur conseil,
À leurs spectacles invité,
Et dans leur coupe, comme au ciel,
Il goûtait l’immortalité.

***

Fille, ne crois pas le poète,
Ne le dis pas tien pour toujours,
Et plus que son courroux peut-être
Tu dois redouter son amour.

Ton âme vierge et enfantine
Ne pénètre jamais son cœur ;
Et sur sa flamme qui calcine,
Ton léger voile n’est qu’un leurre.

Puissant comme les éléments,
C’est en lui seul qu’il s’abandonne,
Il peut brûler inconsciemment
Tes boucles avec sa couronne.

Le peuple dont l’esprit sommeille
L’exalte ou l’injurie en vain…
Suçant ton cœur telle une abeille,
Il n’y mettra pas de venin.

Ton autel est sacré pour lui,
Le poète à la main si pure,
Mais sans vouloir il te détruit
Ou bien t’emporte vers l’azur.

***

Elle était assise par terre,
De ses lettres faisant le tri,
Et de sa main elles glissèrent
Comme une cendre refroidie.

Puis elle les prit de nouveau,
Dans l’œil une étrange étincelle :
L’âme ainsi contemple d’en haut
Le corps abandonné par elle.

O, combien de vie dans ces feuilles,
Vécue sans possible retour,
Combien de joies changées en deuil
Et de chagrins nés de l’amour !

J’étais à l’écart, en silence,
Et à genoux près de tomber,
Saisi d’une tristesse immense
Comme devant une ombre aimée.

 

Les jumeaux

Aux deux jumeaux, Mort et Sommeil,
Comme à des dieux on se dévoue ;
Ainsi que frère et sœur pareils,
Elle est plus sombre et lui plus doux.

Mais il est deux jumeaux encore ―
Nul couple au monde n’est plus beau,
Nul charme plus terrible et fort
Qui leur livre les cœurs bientôt.

Par les liens du sang ils sont frères,
Et c’est aux heures du destin
Que leur insondable mystère
Hante et subjugue les humains.

Oh, quand le sang bout et se fige,
Quand le cœur déborde, si lourd,
Qui n’a connu tous les vertiges
Et du Suicide et de l’Amour ?

 

Traduction © Henri Abril. Tous droits réservés