Contes

 

Contes
Alexandre Pouchkine

Editions du Sorbier

Illustrations de Stanislav Kovialov

Epuisé

 

 

 

 


Dessins de Pouchkine en marge du conte ci-dessous

Alexandre Pouchkine (1799-1837), le « premier amour de la Russie », est à la source de tous les genres et courants de la littérature russe moderne. Il écrivit aussi quelques contes en vers que tous les enfants russes, depuis près de deux siècles, ont lu ou se sont fait réciter.

Ce sont eux qui constituent ce livre remarquablement illustré par Stanislav Kovaliov, célèbre dessinateur de Perm dont on vient de fêter les 80 ans.

 

Extrait

Conte du pope et de son valet Ballot

Il était une fois
Un pope vieille noix.
Étant allé chercher
Quelque chose au marché
Il tomba
Sur Ballot qui flânait là-bas.
« Mon père, qu’est-ce qui t’amène
Si tôt dans la semaine ? »
Le pope répondit : « Il me faudrait quelqu’un
Pour la cuisine, l’écurie et le jardin,
Bref, un homme à tout faire.
Mais où trouver un valet pas trop cher ? »
Ballot lui dit : « Moi je serai
Avec zèle ton seul valet.
Mes gages pour un an : trois pichenettes
Sur ta tête,
Et chaque jour de la bouillie. »
Le pope réfléchit.
Il y a pichenette et pichenette, pardieu !
Mais un Russe croit toujours s’en tirer au mieux.

Et le pope dit à Ballot : « D’accord,
Ça ne nous fera pas de tort.
Vis sous mon toit,
Et pour tout je compte sur toi. »
Chez le pope voici Ballot.
Couché tard, levé tôt,
Et dormant sur la paille,
Il mange comme quatre et comme dix travaille :
A lui seul il laboure,
Allume le poêle et le four,
Va au marché, fait la cuisine,
Pèle les fruits, casse les œufs, partout s’échine.
La mère le bénit,
La fille n’a d’yeux que pour lui
Et le fils l’appelle tonton,
Car Ballot dorlote le popillon.
Seul le pope, à vrai dire,
S’est mis à le haïr
Plus il pense
Que se rapproche l’échéance.
Le pope ne mange rien, ne dort pas :
C’est qu’il voit son crâne fendu déjà.
N’en pouvant plus, il se confesse
A la popesse.
Les femmes ont de la rouerie ;
Elle conseille à son mari :
« Je connais le moyen
De te sortir de ce pétrin.
Demande-lui, mon cher,
Une chose impossible à faire.
Et ton crâne ne sera pas fendu,
Ballot s’en ira sans son dû. »

Le pope a retrouvé sa bonne humeur
Et regarde Ballot sans peur.
Il l’appelle :
« Viens ici, mon valet fidèle.
Lucifer me doit un tribut en pièces d’or
Jusqu’à ma mort,
Mais voilà bien trois ans
Qu’il ne paie rien, ce mécréant !
Quand t’auras fini ta bouillie,
Va chercher mon argent chez lui. »
Sans répliquer au pope,
Ballot jusqu’à la mer galope.
Il tord un cordage assez gros,
Le fait tourner dans l’eau.
Bientôt en surgit le vieux démon Lucifer :
« Hé, Ballot ! qu’essaies-tu de faire ?
— Je veux que cette mer s’agite
Et vous secoue un peu, tribu maudite ! »
Le vieux démon est consterné.
« Mais qu’avons-nous fait pour te déchaîner ?
— C’est un peu fort !
Voici bien trois ans qu’on attend ton or.
Eh bien, soit ! ça va être votre fête,
Chiens que vous êtes !
— Gentil Ballot, attends,
Tu auras bientôt tout l’argent.
Je t’enverra mon petit-fils. »
Ballot se dit : « Parfait ! Il sera sans malice. »

Enfin paraît le diablotin
En miaulant comme un chaton qui a faim :
« Bonjour, ami Ballot,
De quel argent parlais-tu donc tantôt ?
Jamais les diables de leur existence
N’ont payé une redevance.
Mais pour régler l’affaire
Voici ce que nous allons faire :
Le sac d’écus sonnants
Qu’on prépare à l’instant
Ira au premier de nous qui fera le tour
De cette mer en moins d’un jour.»
Ballot s’esclaffe et dit d’un air narquois :
« Tu veux te mesurer à moi ?
Pauvre diable,
Tu es bien trop minable !
Puisque tu viens pour ton grand-père,
Je t’enverrai mon petit frère. »

Ballot s’en va dans la forêt,
Attrape deux lièvres qui y couraient.
Il les fourre dans un sac et revient
Auprès du diablotin.
Ballot sort un lièvre par les oreilles :
« Ce gars court à merveille ;
Moi je suis bien trop fort
Pour toi, petit démon, essaie d’abord
De battre mon frérot ;
Je ne veux pas en faire trop.
Allez ! Un, deux, trois ! en avant ! »
Et ils s’élancent sur-le-champ :
Le diablotin suit le bord de la mer,
Le lièvre file à sa tanière.
Ayant enfin bouclé le tour,
Le diablotin accourt
En sueur, la langue pendante,
Mais avec la pensée réconfortante
Que Ballot s’en mordra les lèvres.
Or Ballot caresse le lièvre
En répétant : « Gentil frérot,
Tu es tout épuisé ! Prends un peu de repos. »
Le diablotin avec stupeur
Contemple le lièvre vainqueur.
La queue basse et l’air pas trop convaincu,
Il dit : « C’est bon, je vais chercher le sac d’écus. »
Il file voir son aïeul : « Quelle poisse !
Le petit Ballot est un as ! »
Lucifer se met à penser,
Mais Ballot, courroucé,
Remue si bien la corde que la mer s’agite,
Les flots s’enflent très vite.
Le diablotin revient : « Suffit, manant !
Tu l’auras ton argent.
Mais écoute : vois-tu ce bâton-là ?
Celui qui le plus loin le lancera
Peut emporter les pièces d’or.
Eh bien ? Tu n’es pas assez fort
Ou tu as peur de te casser le bras ?
Qu’attends-tu ? » — « J’attends le gros nuage là-bas ;
Je vais y lancer ton bâton
Pour qu’il retombe sur vous tous, sales démons ! »
Le diable effrayé prend la poudre d’escampette
Et va dire sa nouvelle défaite.

Pendant ce temps Ballot
Fait de nouveau rugir les flots.
Le diablotin accourt : « Mais que veux-tu encore ?
Tu vas l’avoir, ton or ! »
« Non, réplique Ballot,
Laisse-moi, vil crapaud,
Choisir à mon tour une épreuve.
Voyons ce que les diables peuvent
Et si votre force est plus qu’une vantardise.
Vois-tu là-bas cette jument grise ?
Fais de ton mieux
Pour l’emporter à une demi-lieue.
Si tu réussis, garde ton argent,
Si tu échoues, il est mien à l’instant ! »
Le pauvre diablotin se glisse
Sous la jument au poitrail lisse,
Fait des efforts,
Tend ton son corps,
La soulève, avance d’un pas,
Puis il s’affaisse à plat.
Ballot s’écrie : « Quel imbécile !
C’est pourtant si facile.
Pour ton dos cette jument est trop forte,
Mais moi, entre mes jambes je l’emporte. »
Ballot enfourche alors la bête
Et file en soulevant une tempête.
Le diablotin épouvanté
A son aïeul va tout conter. Lucifer vitupère,
Mais rien à faire :
Ballot repart bientôt,
Un lourd sac d’écus sur le dos.

Ballot revient chez lui en riant à part soi.
Le pope, dès qu’il l’aperçoit,
Derrière sa femme se cache en hâte,
De peur se met à quatre pattes.
Mais Ballot le trouve, lui remet les écus,
Puis réclame son dû.
Le pauvre pope
Alors écope :
La première pichenette
Au plafond le projette,
La deuxième pichenette
Coupe sa langue net,
La troisième pichenette
Le rend fou à perpète.
Et Ballot de dire avec reproche : « Mon père,
Il fallait moins regarder au salaire ! »