Ainsi les désertoirs

Ainsi les désertoirs
   cent soixante-seize sixains

 

 

Commande (14 E)

 

 

Ayant décidé de ne plus écrire de poèmes après Ratures
et  dérades  (La  Nerthe,  2022),  Henri  Abril  s’est  cependant
surpris, durant les deux dernières années, à tracer peu à peu
des sixains d’une forme inédite – comme éclatés par les obus
et les drones : tercet enchâssé dans une rime slave (infléchie
ou tronquée après consonne d’appui et voyelle), distique en
italique,  monostiche  orphelin  et  rescapé.  Le  continuum
prosodique et sonore entrelace ainsi les visions d’un présent
insoutenable aux souvenirs flous de l’enfance, des êtres aimés
et/ou  disparus,  tout  en  témoignant  de  l’impossibilité  d’une
poésie d’amour en ces temps de guerre barbare et fratricide
contre un pays qu’il connaît bien et dont il a traduit les poètes
(Chevtchenko, Ukraïnka, Franko, Tytchyna, etc.), où souffre
et survit aujourd’hui la parentèle de sa femme ukrainienne,
du côté des cosaques Zaporogues célébrés par Apollinaire.
Autrement dit, la forme s’est d’emblée imposée d’elle-
même, « entre vie et mort, à la tombée de la nuit ou au petit
jour, apocalypse distraite, propre et commune »  (J. Derrida,
Che cos’è la poesia).

Extraits

 

On serait né un peu plus à l’est – dans des histoires
d’orgueilleuse impudeur, humides et opaques
comme ta vie aux prises avec d’antiques patois

Lâchés à travers des paysages sans âge,
sur la ligne parcheminée du dire et de l’usure

Là-bas, sous l’œil insolent des désertoirs

*

Au jour deuxième de la guerre, sous un astre morne,
elle priait le dieu coupeur de têtes et d’ancolies :
laisse mes mots pourrir à la place des morts

Délesté du frisson des salves et des hymnes,
je me suis égaillé au hasard des syllabes

Corbeau rouge-noir tel un totem hérétique

*

Ici l’idéal a bouffé le schéol et ses étoiles,
les myriades d’oiseaux évadés des augures /
les noms et dates biffés de ma nébuleuse histoire

Et parmi les épaves d’effroyables certitudes,
la peur ancestrale de n’être qu’à reculons insurgé

Tous esprits désunis dans la plus basse communion

*

Salut aux simples, aux esseulés dans le hors-champ
d’une vie passée à empailler ses ombres errantes,
comme une virtuelle monnaie d’échange

En remontant aux prémisses, aux sorts jetés
par le ressac des sésames et des césures

Au fond du puits maternel, l’insolvable mantra

*

Lance tes guérillas de soleils d’eau douce,
sans chuchotis ni postures insidieuses,
contre ceux en qui la slavitude se dédouble

Anna A. l’avait dit : rien de plus insipide
que les songes d’autrui et le coït des autres

Rêvez-moi indécent – voyeur de moi-même

Boutcha de Serhij Lykhovid (Ukraine)

 

* * *

Notice de Christophe Stolowicki

   Il suffit que les mots se décalent sur les portées du sens pour qu’en sonne la charge et qu’ils se rechargent d’un sens qui bouleverse notre lecture.

Un titre détestable, pourquoi titrer d’un néologisme ? Parce que seul désertoir, qui mieux qu’avec démêloir, déversoir, dépotoir, déboires, rime avec laminoir et l’âme noire d’un passé juif, rime avec trottoirs d’un galop tourné au tsunami, rend exactement un mot sans doute slave lourd d’avoir cheminé de poème en poème jusqu’à prendre toute sa force traduit en français. Parce qu’il est des détresses fertiles que la langue française n’a pas appris à connaître.

Henri Abril, ce douloureux, ce charnel traducteur plurilingue plutôt que polyglotte (polyglotte fait trop vibrer de performance), dont le chemin de langue en langue, route de crête semée de précipices sur des siècles, s’attarde sur les dialectes vécus comme des idiolectes, idiot d’Europe non international – d’épouse ukrainienne, a partagé toute sa vie entre la Russie (je devrais dire le russe, véhicule de quelques recueils de ses poèmes, et l’Espagne sa matrie (« entre les dents un matronyme tremblant de pudeur »), dans l’entre-deux le français comme principale langue d’écriture. Il se partage désormais entre l’Ukraine meurtrie sous les obus et les drones, et une Espagne derechef confrontée à son passé.

Ce pacifiste chez qui la forme détermine l’action – ici des sixains par deux fois composés d’un « tercet enchâssé dans une rime slave (infléchie ou tronquée après consonne d’appui et voyelle), distique en italique, monostiche orphelin et rescapé », soit la rime approximative de forte allitération que seule le français a conservée de son passé racinien et hugolâtre de facture théorisée par Malherbe – a dû se surprendre de sonner une telle charge de cavalerie (« scrutant un millénaire affranchi de ses mythes » dans « L’ombre tachée de sang du dernier ménestrel », parmi « Nos mortes qui survivent debout / linge tordu »), son alezane se muant en un destrier farouche.

« Signes après-coureurs, lumière trop crue / passée à travers sa propre transparence ». Revenant sur une ascendance de « rabbins chassés sur des sentiers de soif et de fange », « N’avoir plus […] de slogans scandés par une joie mauvaise » – l’antisémitisme, crime de sang, appelant désormais sang pour sang.

« Une saga subliminale, prête à abroger les fêtes », dé-jeûner de formes larvaires que le poème appelle. Allitération multilingue « le ressac des sésames et des césures ». Rangée « Une âme en poussette, langée de vieilles chimères ». « Sous l’écorce de soi dénou[és] les contresens », à volée de siècles « les myriades d’oiseaux évadés des augures », toute une Histoire se saisissant d’un modeste géographe linguistique dont la vie transpire de langues, la plupart en une au débouché des mots – quand l’Europe se rétracte, de toutes ces cités grecques désunies par l’absence d’une langue commune, devant la puissance informatique d’empires désormais barbares ou incultes, la poésie nous montre la voie.

       Sitaudis (novembre 2025)