La Mort et Chagall

Veniamine BLAJENNY
La Mort et Chagall

éd. bilingue
Choix, préface et traduction Henri Abril

 

 

 

Non loin de Vitebsk, peu avant le départ définitif de Marc Chagall pour l’Europe, Véniamine Eisenstadt voit le jour en octobre 1921 dans une humble famille juive. Sans doute aurait-il naturellement adopté le yiddish et le hassidisme, fortement implantés dans cette région biélorusse de l’empire russe puis soviétique, mais deux révélations vont tout changer. D’abord celle de la poésie russe contemporaine, grâce à une anthologie apportée de Moscou par un condisciple. Bouleversé par Vladimir Soloviev, Nikolaï Kliouïev, Sergueï Essénine et Vélimir Khlebnikov, il se met bientôt à écrire lui-même des poèmes en russe. Ensuite, il aperçoit un jour sur le mur d’une église détruite le visage douloureux du Christ, au côté duquel il va désormais endurer sa propre souffrance physique, spirituelle et psychique, qui était immense, au point de parler de « cocrucifixion ».

Peu à peu il a accepté et assimilé le pseudonyme de Blajenny, dont le désignaient ses proches et d’autres, un nom à la riche polysémie, du simple d’esprit au Nigaud des contes russes et au fol-en-Christ si bien enraciné durant des siècles dans la civilisation russe. Sa poésie singulière est toutefois à cent lieues du réalisme socialiste ambiant et il lui est impossible de publier quoi que ce soit. Bien qu’apprécié dès la fin des années 1940 par des poètes tels que Pasternak, Akhmatova et Tarkovski, il lui faudra attendre la toute fin de la perestroïka, en 1990, pour que paraisse son premier livre. Après la disparition de l’URSS et la séparation de la Biélorussie, cloué dans un fauteuil d’invalide durant les 15 dernières années de sa vie, il assiste avec détachement à une lente mais inexorable diffusion de ses poèmes, notamment parmi les jeunes lecteurs russophones, avant de s’éteindre à Minsk en juillet 1999. Des traductions sont parues en biélorusse, ukrainien, polonais, anglais et italien. Victor Chklovski lui avait d’ailleurs prédit il y a près d’un demi-siècle : « Personne aujourd’hui ne vous connaît ; tout le monde un jour vous connaîtra ».

Extraits

Filiation

Mon père, Mikhl Eisenstadt, était au shtetl le plus sot.
Tous ont une âme, disait-il, le loup comme l’agneau.

La mouche et le moustique en ont une aussi, disait-il,
En enfilant sans hâte son pantalon de coutil.

Le Juif qui a pitié du moindre oiseau qu’on tue ou blesse,
Qu’aurait-il besoin d’un petit commerce ?

Mon père ne trompait personne en rendant la monnaie,
Il gagnait son pain noir comme un cheval de trait.

Ô cette pluie fine de précieuses miettes !
Mon père dans la cour nourrit les chats prophètes.

Et son pied esquisse un invisible pas de deux.
Et un goy le regarde, un joyeux loqueteux.

Mon père n’avait en tout qu’un don : la conscience.
En elle mon histoire sainte a pris naissance.

*

Chagall. Vitebsk

J’écris pour l’Éternité.
Sans bien savoir pourtant
à quoi elle peut ressembler.

A-t-elle un nez crochu
qui retient
des bésicles à monture de fer ?

Ou est-ce une immortelle fillette
qui tourne dans sa robe fleurie
au milieu de l’été ?

*

Sur mon visage mort je lirai
Les traces d’écritures barbares ;
Sur un marbre, à moitié effacée,
La vague empreinte de ma mémoire.

Sur mon visage jaune d’effroi
La succession de tous les ravages :
Ici fut détruite l’antique Troie,
Ici fut pillée, brûlée Carthage.

*

                La Mort et Chagall

La Mort s’en allait chez Chagall.
– Ah, Marc, Marc,
disait-elle en hochant la tête,
jamais je n’ai senti autant de peine
à me rendre chez quelqu’un, vieillard rêveur
au sourire d’enfant.

Bien sûr, tu as quatre-vingt-dix-sept ans
et c’est l’âge de rendre son dernier souffle,
mais j’ai encore envie de te voir dans l’atelier
changer en colombes les diablotins,
en vaches les colombes,
et les femmes en feux de mille couleurs.

C’est dans cet atelier, je le sais,
que des défunts à la barbe argentée
soulevaient leur linceul
en riant gaiement dans leur paume,
rien qu’au souvenir de ta folle exposition
où à l’exemple du Seigneur Dieu
ou d’un petit tailleur de Vitebsk
tu tailladais à longs coups de ciseaux
les pans de toile brute
pour en faire une ample lévite,
un monde d’ânes et de chèvres,
de canassons et de vaches-colombes,
sans cesser d’apposer, d’imposer ta marque
sur le front des bêtes, de l’âne et du bouc,
sur le le front du rabbin
et de Sabaoth.

(Ainsi marmonnait la Mort
en route vers la maison de Chagall,
en proie à des hallucinations
qui lui faisaient tout confondre,
oublier qui elle était elle-même,
Marc ou la Mort, la mort en marche
ou simple marque au front des vivants,
la Mort à la recherche de son propre nom…)

7 avril 1985

Pitoyable et odieux, sur les chemins je fuis –
Et pourtant je suis Dieu, et même plus que lui.

Seigneur, en prières et hosannas Tu t’annonces,
Mais moi je me contente d’un abri de ronces.

Dans un buisson j’ai vu ton saint front scintiller,
Ô pierre triomphante du temps pétrifié.

Poèmes douloureux, les chemins où je fuis.
Et pourtant je suis Dieu, et même plus que lui.